Un homme est mort, qui n'avait pour défense que ses bras ouverts à la vie. Le fameux poème de Paul Éluard (1945, éditions de Minuit) nous revient en mémoire. Louis Delorme n'est plus. Nous voici donc orphelins du poète aux cent livres. Cette abondance en littérature n'occultera ni la générosité de cœur et d'action d'une figure tutélaire, ni les multiples facettes d'un personnage hors normes.
On relèvera en effet, chez cet homme amoureux de son terroir mais également universel dans ses thèmes et ses préoccupations éthiques, des formes d'expressions multiples : dessin, peinture, graphisme, sculpture, tout en passant par le cinéma. Son éclectisme passait de Giacometti à Braque, de Chagall à Munch. Ses inspirations polymorphes nous ont souvent fait évoquer Henri Vincenot qui savait manier tout à la fois le calame romanesque et le couteau glissant sur la toile ou creusant le bois dur d'une souche.
Bien entendu, la poésie fut véritablement l'axe majeur de Louis Delorme qui trouva en Thierry Sajat un éditeur doué et clairvoyant. On n'oubliera ni ses romans, essais, pièces de théâtre, contes et récits, anthologies et activités éditoriales propres (34 tomes de Soif de mots en collaboration avec nombre d'écrivains, aux éditions du Brontosaure qu'il a créées de toutes pièces), ni ses innombrables articles et notes de lecture (notamment dans la revue Florilège qui lui donna, grâce à la clairvoyance de Stephen Blanchard et de son équipe, une place de choix à cet effet).
Comme chez Molière, cette vigueur d'expression, tout à la fois constante et inspirée, ne s'est d'ailleurs quasiment arrêtée qu'au seuil du trépas : sa dernière publication, Les portraits de Louijane, en synergie avec Jeanne Champel-Grenier (qui fut en son cœur une véritable sœur révélée sur le tard et avec laquelle il publia plusieurs livres d'art et de poésie), remonte en effet à une poignée de semaines.
Bien que doté de courtoisie et d'une amabilité qui lui donnait des airs de prince, il n'a cessé d'avoir, au fond de son âme, une position de rebelle face aux veuleries de notre époque, à la guerre, aux ivresses financières et aux dérèglements multiples d'un monde qui nous échappe. Au fond, sa plume parfois corrosive n'était-elle celle d'un Stéphane Hessel (Indignez-vous !) avant l'heure avec, toutefois, une connotation littéraire ? Sourcilleux devant l'injustice et la médiocrité, Louis Delorme était fondamentalement rigoureux, constant dans l'effort, trempé dans cette encre de l'instituteur qui faisait penser à celle d'un hussard de la République. Cela dit, il portait en lui la bienveillance et l'humour au second degré, l'humilité laissant place à l'autre avec une élégance rare et la légèreté du poète face aux minuscules choses de la vie. Sans oublier un lyrisme de bon aloi sur les berges de son fleuve omniprésent qu'il chérissait et dont il était en quelque sorte issu :
La Loire s'endort, paresseuse, couleuvre d'argent entre saules et peupliers. Des bouts de sa peau miroitent en milliards d'écailles et font des clins de soleil qui se cognent ici aux rochers anguleux, là, vont se fondre dans le frisson des feuilles.
Elle est sirène, elle est femme, elle est fleuve. Elle est à la rencontre du ciel et de la terre, fille des eaux tellement surprenante. Imprévisible, impertinente, impénétrable.
Lire l'écrivain, triturer ses lignes dans sa propre rétine et sur sa langue, est sans doute le meilleur moyen de lui rendre hommage. Oui, Louis Delorme n'est plus. Trop peu connu, il était en quelque sorte un résistant des lettres et de l'expression artistique. Et pour citer Éluard une fois encore, qui évoquait son compagnon Gabriel Péri : ... grâce à lui, nous nous connaissons mieux. Tutoyons-nous, son espoir est vivant.
REBONDS
de Jeanne Champel-Grenier et Louis Delorme,
Éditions Thierry Sajat, Paris, mai 2020, 126 p., préface de l'éditeur, tableaux des auteurs
Tous deux respirent en poésie, donnant leurs traits de plume, la trace de leurs crayons ou les couleurs de leurs palettes comme les feuilles donnent leur oxygène. Comme cela, sans prétention, apparemment sans effort, sans effet de manche ni battage médiatique.
Partir d'un même vers n'est pas nécessairement facile. Mais il faut avouer un terreau culturel semblable, une eau lustrale puisant à des sources communes, un soleil de France, les vents d'un partage sans faille. Côte à côte, deux bulbes plantés par une main encore très verte : tout au bout d'heures saisonnières, l'un donnera la jonquille, l'autre, la tulipe. Sans ombre ni épines, en heureuse fraternité. Grâce à quelque programme d'un druide, un long brin d'ADN artistique et la magie d'une muse qui, décidément, a bien des facéties...
Sans ambages, Jeanne écoute Romain Gary dire Plus on donne, plus il vous reste, ou Léo Ferré
chanter C'est extra, tandis que Louis, son frère aîné en littérature, murmure : on s'enrichit par ce beau
geste / Au bonheur, on peut s'abonner. Tous deux enfants d'un puisatier courant dans la garrigue, frère et sœur sur un bord de Loire, ou tous deux, simples à la margelle d'un
émerveillement poétique, Jeanne et Louis ne cessent de faire scintiller le rêve.
Éloquence grave des mots, rythmes burinés aux enclumes où se forge la phrase.
Thierry Sajat, poète, éditeur et ami de tous les instants, relève dans sa préface, que ces textes à deux voix ont le même fond, avec la beauté du verbe, l'élégance de la langue française.
Les deux compères respirent, griffonnent de concert, s'échangent ce langage si courtois qu'il vient sans doute de quelque chevalier, si aimable qu'on pourrait le suspecter de féerie. L'une dit andalou, Daudet, Giono, Pagnol ou bien entonne un chant catalan, l'autre prétend avoir, lorsque viendra le moment de la levée d'écrous (...) tout au fond de sa besace, un ou deux vers à donner à Charon.
Que le lecteur en soit averti : ce livre qui tient si bien en main a son douloureux secret de famille. Son achevé d'imprimer est de mai 2020. Louis s'en est allé sur les sentes d'un cosmos le 19 avril et n'a jamais eu la joie de tenir ces pages en leur forme définitive. L'ultime titre de sa plume résonne de manière emblématique : En route ! avec l'un de ces sous-titres qu'il saupoudrait d'humour : Ne traînez pas les pieds, ça use les savates ! Son tout dernier vers sera : Notre passage ici n'est qu'une étape brève. Trop brève, Louis, malgré moult décennies sur cette terre des hommes : trop brève, surtout avec ce point final !
Claude LUEZIOR
AMI LOUIS
C’est une âpre douleur, vive, intense et profonde,
Qui s’empare de nous au départ d‘un ami.
On éprouve, un instant, quand les mots se confondent,
Le besoin de penser qu’il est juste endormi,
Que, demain, dès l’aurore, habillé de lumière,
Il se réveillera pour réciter les vers
Qu’il écrit chaque nuit, la nuit est conseillère,
Empreints d’humanité, le cœur toujours ouvert.
S’il est un paradis, tu as déjà ta place.
Un poète, ami Louis, ne meurt pas. Dès demain
Nous te retrouverons rien qu’en suivant ta trace,
Tu nous as si souvent, toi, montré le chemin.
LOUIS DELORME (acrostiche)
L e destin a voulu qu'un jour je le rencontre.
O n ne peut espérer plus fortuné hasard.
U ne amitié fidèle aujourd'hui le démontre,
I l fait bon l'inviter chez soi, il n'est pas contre
S avourer un rôti arrosé de pommard.
D e ses alexandrins, il maitrise la rime
E t les mètres, pour lui, n'ont plus aucun secret.
L e lire est un bonheur, un délice sublime,
O n fait de ses recueils des livres de chevet.
R ien ne peut arrêter cette plume féconde.
M aîtrisés, ses sonnets ont fait le tour du monde,
E mportant leur auteur vers le plus haut sommet.
Extrait de A lire, à délire, à relire (2016) Gérard Cazé
Il est souvent en nos divers cercles, cénacles, colloques, de bons esprits excipant des domaines d’expertise les plus étendus ; hélas, lorsqu’il nous arrive d’explorer un peu leurs diverses facettes, il advient que nous sommes déçus, en tout cas circonspects.
Rien de tout cela chez Louis Delorme passionnément engagé dans tant de domaines où il était en recherche constante. C’était le pédagogue de métier toujours dans la passion de la transmission exigeante, le chroniqueur nous gratifiant de ses fines observations sur la condition humaine, l’essayiste qui recensait les faux-semblants de notre époque, le conférencier qui agrémentait l’érudition de ses propos d’une touche de fantaisie subtile et par-dessus tout, peut-être, le peintre et le magnifique poète.
Louis Delorme, en un mot, était profondément authentique. Nos conversations, trop peu fréquentes, étaient approfondies et discrètement amicales.
J’entrais parfois dans un état proche de la sidération, lorsque, lui ayant demanHdé des recensions à la sortie de mes livres de poésie, je recevais par retour de courrier une analyse, étendue, érudite, qui m’apprenait des choses sur moi-même.
Aussi fus-je très honoré lorsqu’il me demanda de lui donner quelques-uns de mes poèmes pour son élégante revue SOIF DE MOTS dans sa collection LE BRONTOSAURE. Ce fut pour le tome 16 : je m’y retrouvais en compagnie de Gérard Cazé, Claude Luezior, Claude Méré et Paul Van Melle, l’attachant revuiste belge.
La lucidité sans faille de Louis se vérifiait en maintes occasions. Je citerais, à titre d’exemple, sa tribune dans la revue LA BRAISE ET L’ÉTINCELLE d’Annie et de notre regretté Yves-Fred Boisset ; dans une livraison de septembre 2014, il écrit : « Nous ne sommes pas à l’abri d’une épidémie subite qui ne nous laisserait pas le temps de concevoir et de réaliser un vaccin », une étonnante anticipation ! Il nous dit aussi dans cette même tribune : « le changement climatique pourrait très bien nous apporter de désagréables surprises » parfait euphémisme.
Nicole et moi garderons le grand souvenir d’un homme d’honneur, d’un sage, d’un humaniste.
Avec émotion nous relisons la dernière phrase de sa lettre de vœux 2020 qu’il nous avait adressée, il évoquait, je le cite : « Ces instants privilégiés lorsqu’on se sent heureux d’être ensemble pour des échanges fructueux. De tout cœur avec vous. »
De tout cœur avec toi, Louis.
DESSINE-MOI UN POÈTE…
À tous mes amis poètes... à Louis DELORME
Les épreuves, les croquis, seront légions, aussi nombreux et différents que sont les poètes eux-mêmes ; certains traceront un visage lunaire, d'autres quelqu'un enfoui dans un désordre de feuilles manuscrites, d'autres encore ébaucheront un profil de rêveur, la fleur à la bouche... On oublie que la majorité des poètes sont des gens anonymes qui ne se distinguent pas des autres ; ils n'ont que faire des apparences : chapeau, écharpe voyante, chemise qui attire l'attention ; ils laissent cela aux orgueilleux, car pour l'essentiel, ce sont des femmes et des hommes discrets, sensibles à la beauté initiale de l'univers et sont en alerte devant l'état de disharmonie du monde, un état qui crée un déséquilibre par rapport aux besoins profonds de l'être humain. Ils sont à la recherche de cet équilibre intérieur indispensable qui les garde debout et vivants face à leurs aspirations profondes d'humanité, de vérité, de beauté et d'harmonie.
Le poète a une haute idée du monde ; il ressent à cœur les dangers qui le menacent, et ces dangers sont en priorité : l'abandon de la moralité, la perte de la liberté (alliée au respect), le refroidissement de la fraternité (pour ne pas dire l'égocentrisme), le sens exacerbé de l'intérêt personnel, et le recul de la sincérité (pour ne pas dire l'avènement de l'hypocrisie). Tous ces maux affectent terriblement l'harmonie et la beauté du monde.
Le poète est un ÊTRE non un AVOIR. En tant qu'être, il possède une capacité d'écoute et de compréhension de l'essentiel, hors du commun. On parle souvent de minimum vital... Il existe un minimum vital de conscience du beau et du bien en dehors duquel tout l’équilibre humain se dégrade.
Le poète sait qu'il doit témoigner de ce qu'il croit indispensable pour l'épanouissement de l'homme, en adéquation avec ce qu'il perçoit des lois magistrales de l'univers ; il le sait au fond de lui et à fleur de peau. Il arrive qu'il n'en dorme pas la nuit.
De tout temps, il s'est trouvé des hommes particulièrement à l'écoute des signes positifs du cosmos, cette horlogerie fabuleuse qui donne envie de se dépasser. Il y eut les chamanes, les artistes primitifs, les prophètes et les poètes antiques. Tous ont su lire les signes avant-coureurs et certains ont dit : " Le temps du rêve existe... Il se fond dans la réalité pour peu qu'on change de regard ; il y a un chemin qu'il faut trouver, un chemin de contemplation et de silence pour dépasser le sentiment de finitude : l'INFINIE BEAUTÉ du monde nous le crie".
Parmi ces "passeurs de sens", si certains sont éloquents, valeureux, combattants et plus facilement mis en lumière, beaucoup œuvrent discrètement avec leurs mots et leurs écrits comme seule offrande et comme seule arme. Et pourtant, ils sont une force silencieuse car, si l'on peut faire des cocottes en papier avec des pages de poèmes, on peut aussi en faire des hymnes révolutionnaires pour la paix.
Les poètes sont des gens humbles, ils savent que leurs rêves sont toujours au-delà de ce qu'ils ont pu exprimer ; ce sont des gens humbles mais "habités" ; ils
sont des gardiens de l'harmonie et, pour cela, ils sont des capteurs ultrasensibles : la baisse du degré de l'amour, la chute du niveau intellectuel, la disparition de la fraternité, ces signes
sont
des coups de semonce qui ont toujours annoncé la chute d'une civilisation ; les poètes, "ces pâtres au chapeau de nuée" comme les désigna Victor Hugo, le savent et ils lancent des alertes. Ils
ont en eux des capteurs vitaux hérités de l'enfance, cette enfance qui continue de les habiter ; la rupture de l'harmonie du monde les ébranle car, comme les enfants, ils sont francs, ils
prennent la vie de front, s'investissent sans détour dans l'instant. Et sans chercher la gloire et les honneurs, ils dispensent des millions de messages positifs pour hisser les couleurs du
bonheur et indiquer le sens du bon vent. Les poètes repoussent les scories de la déchéance et de la mort juste avec leur plume trempée dans l'encre sympathique. Quels qu'ils soient et quel que
soit le monde, les vrais poètes écrivent toujours sous inspiration. Ils ont gardé au cœur l'antique table d'harmonie des dieux et s'activent, note après note, à réaccorder l'orchestre symphonique
du monde.
LE TEMPS DES MÛRES
A Louis
Dis-moi que nous irons encor cueillir les mûres
Celles qu'il faut chercher au touffu des buissons
En souffrant sur les doigts mille et une piqûres
Enfantine douleur qui nous vaut le frisson
Ce parfum qui éclate et coule dans la bouche
Appelant d'autres fruits d'une mollesse exquise
Tant alourdis de sucre que la branch’ se couche
Et que la gourmandise en péché se déguise
Sauras-tu retrouver le chemin des ronciers
Qui grimpent à l'assaut des vieux murs d'autrefois
Les encerclant d'épines qu’on croirait d'acier
Souviens-toi de ce geai qui piaillait dans le bois
Et de la source d'eau qui coulait du glacier
Cette eau qui gargoulait et nous gelait les doigts
Dis-moi que nous irons encor cueillir les mûres
Libérer notre enfance une dernière fois
Avec au fond du cœur nos tous derniers murmures
Jeanne Champel-Grenier
ACCEPTATION
Au final, ce qui compte, c’est de n’être pas trop déçu.
J'espère bien écrire encore un peu de temps,
Peut-être jusqu'au bout, ne pas poser la plume
Mais la laisser tomber sans la moindre amertume,
Après avoir écrit mes mots de débutant.
Pour la vie qui nous prend pour ses intermittents,
A quoi, finalement, mon rôle se résume ?
Avoir cherché le Nord dans une épaisse brume,
Prôné le superflu plutôt que l'important ?
Je ne mets plus de point quand je vais à la ligne
De peur que celui-ci ne devienne le signe
De ma finalité, si proche, je le sais.
Le Hasard a lâché mon cheveu sur la soupe :
L'action passait devant, elle m'a pris en croupe...
A quoi me servirait de lui faire un procès ?
Extrait de Rebonds Louis Delorme
Au Maestro--Ès-Sonnets,
À toi Louis.
AU CŒUR DE LA VAGUE
Naissant en pleine mer sous le vent insolent,
Minuscule ruban dans l’Océan si vaste,
Poursuivant sans arrêt jusqu’au sein de sa caste
Son périple fougueux ô combien turbulent !
La vague qui grandit conjugue le mordant,
La vigueur et l’allant dans le flot en contraste
Sous un baiser de sel que l’homme sait néfaste
Quand Neptune, furieux, fait taire l’imprudent.
Spectacle fascinant de l’écume qui chante
Dès le lever du jour jusqu’à la nuit tombante,
Dans un ballet malin plein de vivacité.
Comment fuir à jamais ce merveilleux spectacle
Sans en garder l’ardeur comme l’intensité ?
Seuls mes yeux en sommeil pourraient un tel miracle…
Extrait de Errance