Elle s’était jurée de ne pas se marier, d’être peintre comme son père et de devenir riche pour mettre sa famille à l’abri du besoin. Ces trois serments, Rosa Bonheur les a tenus. 200 ans après sa naissance, l’art et la personnalité de Rosa Bonheur font résonner de nombreuses questions sociétales plus que jamais d’actualité : la place des femmes dans l’art et la société, la cause animale et sa place dans la ruralité et l’écologie.
Dépassant de loin les clichés qu’elle a contribué à construire, Rosa Bonheur s’avère avant tout une grande créatrice, qui mérite d’être (re)découverte comme telle. Et le livre de Patricia Bouchenot-Dechin, « J’ai l’énergie d’une lionne dans un corps d’oiseau » y contribue largement. Lors de la conférence organisée par L’Académie de la poésie française, le 12 octobre 2022, Patricia Bouchenot-Déchin nous a fait partager sa passion pour une artiste et une femme hors du commun.
Depuis sa plus tendre enfance, Rosa Bonheur baigne dans le monde des arts et plus particulièrement la peinture, la sculpture et la poésie. Rosa, de son vrai prénom Rosalie, voit le jour le 16 mars 1822 à Bordeaux. Sa mère Sophie Marchisio, dite Marquis (1797-1833), naît à Altona , ville libre de Hambourg, de parents inconnus. Elle est adoptée par un riche commerçant bordelais, Jean-Baptiste Dublan de Lahet, qui lui offre une éducation bourgeoise avec des cours de musique, de chant et de peinture. C'est dans ce cadre qu'elle rencontre le peintre Raymond Bonheur, venu lui donner des cours de dessin. Le couple se marie le 21 mai 1821 au grand dam du tuteur et de Madame Aymée, sa gouvernante.
Ami de Francisco Goya, Raymond Bonheur, oriente ses enfants dans la voie artistique : Rosa, Auguste, Isidore et Juliette. Il laisse femme et enfants pour rejoindre l’ordre de Saint-Simon à Paris en 1828. Il est porté par l’espoir de bâtir une nouvelle société. La famille réunie en 1829 vit dans le dénuement le plus total. Le choléra frappe à sa porte, emporte Sophie et plonge Rosa dans un chagrin incommensurable. Sur le cercueil de sa mère, elle jure de ne jamais se marier, d’être peintre comme son père et de devenir riche.
Incapable d’élever seul ses enfants, Raymond Bonheur confie la jeune Juliette à Madame Aymée et place Rosa et son frère en pension rue de Reuilly. Élève indisciplinée, admirée ou rejetée par ses camarades, Rosa n’est pas faite pour l’école. Après une énième punition, Raymond Bonheur la ramène à la maison après l’avoir initiée aux rites des Templiers.
Le temps de l’apprentissage. Raymond la prend dans son école. Alors qu’il fête au Chassagne-Montrachet l’acceptation de son portrait d’Eugène Pradel au salon de la peinture sous le numéro 1529. Rosa s’empare des clés du parc Monceau et saisit sur le vif un magnifique renard. A l’instar de sa mère qui jouait inlassablement des variations de Bach, Rosa reproduit des heures durant les animaux qu’elle a l’occasion de voir. Ils restent et resteront son sujet favori. Elle court les abattoirs et les foires pour croquer les animaux, saisir leur regard, leur âme. Mais un soir, alors qu’elle se glisse dans un abattoir pour dessiner les chevaux, elle est agressée par un individu. Elle en sort indemne grâce aux ruades des chevaux qui donnent l’alerte. alertent le père Gravel. Ce dernier obtiendra pour elle une dérogation par décret pour porter le pantalon et ainsi échapper à la convoitise des hommes.
Un an plus tard, au Louvre, elle s’attaque aux Bergers d’Arcadie de Poussin. A force de regarder la toile, d’interroger les détails, elle copie et recopie le tombeau. Elle se promet d’en offrir un à sa mère, enterrée dans la fosse commune, dès qu’elle aura rassemblé suffisamment d’argent. Hélas on ne retrouvera jamais son corps. C’est alors qu’elle sent un regard posé sur elle et son travail : Jean-François Millet. Avec la douceur et la bonté qui le caractérise, il lui annonce avoir été admis aux Beaux-Arts dans la classe de Paul Delaroche. Une institution interdite aux femmes.
Lors de l’exposition annuelle de 1841, deux tableaux de Rosa sont retenus sous les numéros 185 et 186. Mais comment signer : Rosa, Rosalie… Son père coupe court à ses réflexions : tu signes Raymond Bonheur. Furieuse, blessée, elle se réfugie sur un tronc d’arbre du bois de Boulogne. Elle revoit sa mère quémandant l’argent de la semaine à son père qui travaillait à l’avenir de la femme tout en abandonnant la sienne, et sa famille à la misère. Elle ravale sa rage et signe R. Bonheur.
Au salon de 1843, ses chevaux dans une prairie et ceux sortant de l’abreuvoir obtiennent une médaille de bronze à Rouen. Elle est même admise à exposer sa première sculpture en terre cuite représentant une brebis tondue.
Le marché aux chevaux 1855 - The National Gallery London - Musée des Beaux-arts de Bordeaux
Le temps de la célébrité. Sa carrière décolle avec une commande de l’État : le Labourage nivernais, faisant suite à la médaille d'or qu'elle reçoit au Salon en 1848. Une peinture monumentale où deux attelages de trois paires de bœufs montent en oblique, les pieds enfoncés dans la terre, sous la baguette de paysans. Pour la réaliser, elle est allée sur le terrain pour observer les différentes races de bovins.
Rosa Bonheur se lance ensuite dans la réalisation d'un tableau gigantesque le marché aux chevaux, elle veut en faire « l’âme du bœuf s’interrogeant sur celle de l’homme ». Pour ce faire, elle va deux fois par semaine et pendant un an et demi au marché aux chevaux du boulevard de l'Hôpital pour être au plus près de son sujet et réalise des centaines d'études dessinées et peintes où l’on sent la fragilité de l'homme face à la puissance de l'animal en rébellion. Présentée en 1853, l’œuvre rencontre un succès phénoménal mais ne trouve pas preneur en France. Rosa acquiert son indépendance financière et ne tarde pas à s'offrir le Château de By, en haut de Thomery.
Ernest Gambart, marchand d’art, devient son agent artistique. Il fait voyager ses toiles dans toutes l'Europe, mais aussi aux Etats-Unis.
Les Anglais raffolent de ses tableaux. Au cours de la tournée de promotion du marché aux chevaux, , Rosa connaît un succès fou. Tout sur son passage n’est que fleurs, banderoles, applaudissements. C’est également la rencontre avec Sir Edwin Landseer, le plus grand peintre et sculpteur britannique de son temps avec lequel elle vit un amour fou.
Cette notoriété sera très critiquée en France. Parmi ses détracteurs, Emile Zola n’ira pas avec le dos de la cuiller en la traitant de star, une injure pour Rosa qui admire l’écrivain au point d’avoir intégré certaines scènes de ses romans dans son univers pictural. Pourtant son marché aux chevaux inspire à Flaubert la scène des comices dans Madame Bovary mais nul n’est prophète dans son pays.
Néanmoins, en 1855, elle aura la reconnaissance de l’impératrice Eugénie qui lui remet au château de By la légion d'honneur. Rosa Bonheur devient ainsi la première artiste à recevoir ce titre honorifique. En 1894, elle est aussi la première femme promue officier de la Légion d'honneur.
Aujourd’hui, Rosa Bonheur revient sur le devant de la scène à l’occasion du 200 ème anniversaire de sa naissance. Après Bordeaux, le musée d’Orsay lui consacre une rétrospective de son œuvre jusqu’au 15 janvier 2023. Un juste retour des choses pour cette oubliée de l’histoire de l’art pendant plus d’un siècle.
Mireille HEROS, 7 novembre 2022
D’après « J’ai l’énergie d’une lionne dans un corps d’oiseau » de Patricia Bouchenot-Déchin – Chez Albin Michel
Historienne, conseillère scientifique chargée de la restauration du parc du château Rosa Bonheur à Thomery, Patricia Bouchenot-Dechin a publié romans et biographies parmi lesquels : La Montensier, une femme d’affaires, Au nom de la reine, André Le Nôtre et Perrault
Nathalie la sœur de cœur. Un jour, Frédéric Micas, un ancien voisin frappe à l’atelier avec sa fille Nathalie. Cette dernière étant de santé fragile, il vient commander un portrait avant qu’elle ne soit emportée par la maladie. Rosa éprouve un choc violent en reconnaissant Nathalie qui était la cible des quolibets des élèves et des espiègleries de Rosa à Bordeaux, et qui lui rappelle sa mère. Un an plus tard, Nathalie a recouvré la santé. Les deux familles sont inséparables. Peu à peu Rosa confie à Madame Micas ce qu’elle sait sur ses origines. En retour, Madame Micas, sous le seau du secret, lui dévoile qu’elle serait la fille d’un grand d’Espagne. Quant à Monsieur Micas, il est le père adoptif de Nathalie. Autant de points communs qui rapprochent les deux familles qui deviennent inséparables. Madame Micas se fait le chaperon des deux jeunes filles. Rosa retrouve en Nathalie sa sœur Juliette qu’elle a perdue de vue depuis le décès de sa mère. Celle qui fut sa sœur de cœur, sa mère, sa compagne s’éteindra après plus de cinquante ans de vie commune.
MH
Le château de By à Thomery. Rosa a trente huit ans quand elle s'installe au château de By avec Nathalie et sa mère. Les deux femmes s'occupent de l'intendance laissant au peintre, toute liberté pour se consacrer à son art. Ce château est à la fois un refuge pour ses nombreux animaux et un sanctuaire dédié aux femmes.
Quelques temps après le décès de Nathalie, à qui elle avait légué tous ses biens, Rosa fait la connaissance d’Anna Klumpke à l’exposition universelle de 1889. Elles se revoient quelques jours plus tard, Anna servant d’interprète à John Arbuckle, un ami de Buffalo Bill.. Tout en elle concourt à séduire Rosa : la ressemblance avec sa mère, une famille de femmes passionnantes (musiciennes, astronome, neurologue) et son talent de peintre. Très vite Anna devient sa sœur de pinceaux. Rosa fait construire un atelier pour elle dans le parc du château. Anna achèvera la foulaison du blé en Camargue que Rosa ne pourra pas terminer.Elle y célèbre l’agriculture, la fécondité et donne forme à un poème de Frédéric Mistral mis en musique par son ami Charles Gounod.
Rosa fait d’Anna son héritière avec pour mission d’écrire ses mémoires ou plutôt ses souvenirs.Anna reste aux côtés de Rosa Bonheur jusqu’à sa mort en 1899 et écrit sa biographie intitulée Rosa Bonheur : sa vie, son œuvre.
MH