La femme de lettres
Pour répondre aux commandes des princes, Christine, produit de petites pièces lyriques à formes fixes : rondeaux, ballades, virelais, qui, à l’origine, étaient des chansons à danser. Ils obéissent à des règles fixes pour les rimes, les strophes, les refrains. Bel esprit et femme du monde, Christine excelle dans les jeux d’écriture poétique qu’elle vend lors de soirées dans les châteaux comme : je vous vends (dans le sens de je vous offre) :
« Je vous vends la passe-rose
Belle. De vous dire je n’ose
Comment Amour vers vous me tire
L’apercevez-vous sans le dire.
« Je vous vends du rosier la feuille.
Je prie le Dieu d’Amour qu’il veuille
Vite m’octroyer tant de grâce
Pour que j’acquière votre grâce »
« Je vous vends la violette.
De joie mon cœur volette
Quand je vois votre doux visage
Le plus beau de tous à mon gré. »
« Je vous vends la claire fontaine.
Je vois bien que je perds ma peine
Madame de tant vous demander
Car je ne peux rien obtenir.
Bonheur avec vous est maudit.
Je m’en vais et Adieu vous dit. »
Elle organise également des débats en forme de ballades, des anagrammes comme « escrinet » où l’on reconnaît le couple uni pour l’éternité d’Étienne et de Christine. Jeux qui constituent des joutes poétiques.
Elle excelle également dans les poésies courtoises, qui mettent généralement en scène une femme si belle, mystérieuse, vertueuse et aimable qu'elle envoûte le chevalier, qui se met alors à son service et n'a de cesse de la protéger. Toutefois, les femmes sont fréquemment présentées comme des tentatrices (comme dans les fabliaux) qui réduisent à néant la vertu du chevalier. La poésie de Christine reprend souvent ces thèmes mais les décline de façon plus personnelle et tente d'en gommer les éléments misogynes.
Ainsi en 1406, elle compose pour la reine Isabeau de Bavière Les Cent Ballades d’amant et de dame, qui couronne un pan important de son œuvre en vers, consacré aux relations entre les hommes et les femmes, en contexte courtois. En 102 poèmes (100 ballades, précédées d’une ballade-prologue et suivies d’un lai lyrique), la poétesse conte une histoire d’amour. La ballade, qui fait tourner le poème autour d’un refrain, en trois strophes et un envoi, était très en vogue, en France comme en Angleterre.
Hélas, ces poésies lui valent de nombreuses critiques et médisances : est-ce l’affaire d’une veuve que d’écrire des vers d’amour ? On lui prêtera même une liaison qui s’avérera sans fondement. Il faut dire qu’à l’époque, une jeune veuve ni remariée, ni retirée dans un couvent était une situation peu banale.En dépit de son veuvage Christine ne renonce pas à la vie mondaine de la cour. C’est sa manière à elle de rebondir. Son talent poétique lui permet de tenir son rang. D’ailleurs son cercle mondain en ville et à la cour lui forge une réputation et la pousse à réaliser un premier recueil, les cent ballades qu’elle présente à la cour de France qui l’encourage à écrire davantage grâce à son soutien financier. Ainsi débute sa carrière littéraire.Dès 1405, la poétesse use de sa maîtrise technique des formes fixes pour y déployer un lyrisme personnel. Détournant les genres traditionnels, Christine de Pizan confie ainsi à ses vers aussi bien l’expression de son deuil que l’affirmation conquérante d’une féminité qui devient le cœur même de sa poésie… Ainsi, La Vision, en 1405, s’insère dans un cadre allégorique. Christine s’adresse à Dame Philosophie et raconte dans quelles circonstances elle est devenue écrivain, après la mort de son mari, et souligne avec fierté l’importance de l’œuvre déjà accomplie.
« Alors je me mis à forger de jolies choses, plus légères au commencement, et tout comme l’ouvrier qui devient de plus en plus subtil dans ses œuvres à force de les pratiquer, en continuant toujours à étudier diverses matières, mon intelligence s’imprégnait de plus en plus de choses nouvelles, et mon style s’améliorait, gagnant en subtilité et touchant de plus hautes matières, depuis l’an mille trois cent quatre-vingt dix-neuf où je commençai, jusqu’en cette année mille quatre cent cinq où je ne cesse de continuer ; j’ai compilé pendant ce temps quinze volumes principaux, sans compter les autres petits poèmes séparés, et l’ensemble remplit environ soixante-dix cahiers de grand format, comme on peut le vérifier ».La vision constitue le premier récit autobiographique en langue française.
Succès Outre-MancheLa réputation de Christine franchit la Manche. Très tôt, elle est connue à la cour de Richard II d’Angleterre où l’on ne parle que le français. Veuf à 29 ans, Richard II se remarie (ou plutôt est remarié) à Isabelle la fille du roi de France, âgée de 6 ans !!! Un mariage de convenance pour consolider l’accord de paix avec l’Angleterre et entre deux lignées ennemies. Elle sera à la fois sa fille et sa femme. Il la dressera à la manière des éléphants c’est-à-dire de bonne heure. Les ambassadeurs anglais arrivent à Paris parmi lesquels le comte de Salisbury. Épris de poésie, il souhaite ramener de France un compagnon de jeux pour son fils Thomas. Son choix s’arrête sur Jean, le fils de Christine.Ses relations avec la cour de France et celle d’Angleterre lui ouvrent les portes du couvent des Dominicaines à Poissy pour sa fille. Ce couvent n’accueillait que des jeunes filles du plus haut rang. Dans le sillage des demoiselles de Compiègne et de Marie de France (fille de Charles VI et de la reine Isabeau), sa fille Marie, qui veut être religieuse, a le privilège de rejoindre cette institution. En 1399, au moment où Christine publie son premier livre, ses deux enfants sont casés, le troisième étant décédé en bas âge.
Les cent ballades d’amant et de dame tourne autour du trio le mari(le jaloux), la femme et l’amant
Dans ce dialogue l’heure est venue pour l’amant de déclarer son amour à sa belle (qui est mariée) qui hésite par crainte des médisances
15 - L’AMANT
Si la très agréable promesse
De votre regard amoureux
Qui si doucement me blesse
Ne me ment, je ne me soucie pas
De périr, ni tôt ni tard,
Ni de souffrir
Dieu fasse qu’il me dise vrai.
Si grande est sa richesse
Que quand il se répand sur moi
A la ville ou à la messe
Il me semble, de par Dieu,
Que je suis comblé
De biens
Dieu fasse qu’il me dise vrai.
Pourtant, ma très douce maîtresse,
S’il connaissait l’art de trahir,
Je serais de noblesse
Exilé. Mais en secret
Espoir me rassure et ne me quitte
Matin ni soir.
Dieu fasse qu’il me dise vrai.
Belle, il me tarde de voir
L’œil dont la flèche
M’émeut.
Dieu fasse qu’il dise vrai.
16 – LA DAME
Je ne sais à qui prêter l’oreille
Je suis attaqée de toutes parts,
Amour m’assaille pour s’emparer de moi,
J’en suis toute frémissante ;
Car d’un autre côté je suis attaquée
Par Honneur qui convoque Peur
Et ils chantent une autre chanson.
J’en ai souvent des tremblements et sueurs
En écoutant leur leçon.
Dieu ! A quel parti me rallier ?
Raison me fait défaut
Tant Amour me surprend
Et je sais que je serai
Mal traitée et poursuivie
Par les médisants – je le crois bien -
Qui répandent de vilains bruits.
J’en ai souvent des tremblements et sueurs
En écoutant leur leçon.
Où pourrai-je trouver le chemin
Qui fasse disparaître
Cette pensée ? Car je ne veux pas
Me mettre sous la domination
De l’amour où je suis entrée.
Deux volontés simultanées
Me font frissonner.
J’en ai souvent des tremblements et sueurs
En écoutant leur leçon.
Doux Prince, Amour dérobe mon cœur,
Raison de son côté, chante un autre air.
J’en ai souvent des tremblements et sueurs
En écoutant leur leçon.