Colette et ses amies
Eté 1914, Colette avait 40 ans. Dans un chalet à la Rue Cortambert, dans le XVI arrondissement de Paris, Colette fait venir ses amies les plus proches : il y a la comédienne Marguerite Moreno la chroniqueuse Annie de Pène et Musidora, dite Musi.
Elles appartiennent au monde marginal, sulfureux de la littérature et du spectacle. Mariées, démariées, remariées ou en compagnonnage, leur existence a de quoi étonner, voire choquer une époque encore très bourgeoise. Elles ont souvent transgressé l’ordre moral et défié les bonnes mœurs. Elles les défient toujours car elles ont le goût du vagabondage, elles ont chacune plusieurs vies. Quatre filles très libres dans la ville de Paris livrée aux femmes car les hommes sont partis à la guerre.
Quatre femmes, quatre amies pour la vie. Figure centrale est Colette, bien évidemment.
Autour d’elle, Annie de Pène, romancière et journaliste comme elle, Marguerite Moreno, comédienne sublime et Musidora, future « vampire » au cinéma pour le réalisateur français de cinéma muet Louis Feuillade.
Tout commence en août 1914, au 57 de la rue Cortambert. Il y a là un vieux chalet en bois qui appartient à Henry de Jouvenel, le deuxième mari de Colette. La guerre vient d’être déclarée, les hommes sont au front et la ville de Paris est livrée aux femmes.
A l’époque Colette a 41 ans. Elle a renoncé au music-hall et se consacre à l’écriture, elle est amoureuse de son mari Henry de Jouvenel et ils ont un enfant, une fille, la petite Colette de Jouvenel, dite Bel-Gazou, dûment expédiée dans le château propriété de la famille de Jouvenel, en Corrèze, placée sous l’autorité de Mme de Jouvenel mère et de la nourrice Mrs Draper. Colette restera toujours une mère lointaine, intermittente, une mère assez froide, elle ne laissera jamais sa fille approcher sa vie trop de près. Même quand la petite Colette va passer quelque jours à Paris, Colette la fais loger à la rue de la Faisanderie, même quartier, le 16ème, mais pas chez elle à la rue Cortambert.
Il faut dire que Colette avait eu sa fille à quarante ans révolus, tard à l’époque, elle avait donc une longue habitude de l’indépendance lorsque son enfant est née, cette indépendance pour laquelle elle a âprement lutté, donc elle n’a aucune envie de la sacrifier.
L’expérience de vie ensemble ne durera que quelques mois mais elle est fondamentale. Elle se poursuivra dans de précieuses correspondances.
Au regard des gens convenables, de la bonne bourgeoisie, ces insoumises sont vue comme des rebelles. Elles se sont coupées les cheveux, elles portent les pantalons, elles fument et se sont imposées dans les secteurs « douteux » du spectacle, du cabaret, du film muet.
N’oublions pas que Colette fut liée pendant cinq ans à Mathilde de Morny, dite Missy, avant de se marier avec Henry.
Ces pionnières ont lutté pour gagner leur liberté. Elles ont voulu s’affranchir des conventions, des codes, elles ont voulu s’affirmer et surtout affirmer leur libre arbitre, leur volonté de pouvoir choisir en toute liberté. Amour lesbien ? Pourquoi pas ! Amour pour les hommes ? Pourquoi pas non plus !
Paris en 1914 était une ville « fantôme ». Les femmes y étaient majoritaires car les hommes qui restaient étaient ou trop jeunes ou trop vieux pour la guerre. La guerre avait déclenché avec l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc d’Autriche Ferdinand et de son épouse. Les gouvernements avaient promis que la guerre ne durerait pas mais l’inquiétude hantait les natures mêmes les plus optimistes car le cauchemar de la guerre de 1870 était encore frais dans toutes les mémoires.
Les évènements qui ont caractérisé la fin du XIX siècle et le premier quart du XX siècle avaient complètement bouleversé le visage de la France. Au lendemain de la chute de l’Ancien Régime et de la Révolution Française ce fut l’épopée glorieuse de Napoléon et après les crises et les scandales qui ont suivi, comme l’affaire Dreyfus.
Devant la menace d’une avance allemande sur Paris, beaucoup de femmes avaient préféré quitter la ville pour la province.
Donc la guerre surprend Colette en plein bonheur, à quarante et un ans. Son mari Henry de Jouvenel, appelé à la guerre, avait dû rejoindre le régiment d’infanterie à Verdun. Colette avait aussitôt envoyé sa fille âgée d’un an avec sa nourrice au château de Castel Novel, en Corrèze, chez sa belle-mère. Colette, rentrée à Paris, travaille comme journaliste au Matin, dont son mari est le rédacteur en chef, et elle a besoin de son salaire pour vivre.
A la rue Cortambert, dans un chalet en bois aujourd’hui disparu car il a laissé place à un immeuble en pierre de taille construit en 1929, avec un grand jardin qui lui donnait l’impression de vivre à la campagne, Colette a fait venir ses amies Musidora, Annie de Pène et Marguerite Moreno. Elles sont romancières, journalistes, comédiennes et elles appartiennent au monde marginal et sulfureux du spectacle.
Elles ont le goût du vagabondage : quand leurs contemporaines ne quittent jamais le domicile conjugal, elles ont bougé et voyagé, elles ont eu chacune plusieurs vies et là la guerre les rend à une forme heureuse de célibat.
Colette se félicite de savoir sa fille en Corrèze, à l’abri des bombes et dans un bon climat, et aussi, il faut reconnaitre, loin de chez elle, Colette peut mener sa vie à elle, comme elle veut, libre, avoir éloigné sa fille l’arrange bien pour sa liberté personnelle. Et en plus elle peut travailler tranquille, s’engager à fond dans son activité de romancière et de journaliste au Matin.
Annie de Pène, Marguerite Moreno, Musidora et Colette, elles ont toutes franchi le cap de la quarantaine. Annie et Marguerite sont nées la même année 1871, Colette est née le 28 janvier 1873.
Quant à Musidora, dite Musi, elle était née en 1889, elle avait 25 ans en 1914, elle était la plus jeune, on l’appelait « la petite ». Elle avait emprunté le nom d’après un personnage d’un roman de Théophile Gautier : son vrai nom était Jeanne Roques. Elle était dessinatrice et danseuse aux Folies-Bergère et au Ba-Ta-Clan, aussi actrice de films muets pour la Gaumont (dans des rôles aussi toute nue, accompagnée des musiques d’Offenbach, la joie de vivre).
Comme Colette qui gardera toujours ses liens étroites avec sa Bourgogne natale, Musidora avait gardé ses liens avec sa Normandie : ce sont donc deux provinciales qui ont cherché l’aventure à Paris, deux parisiennes d’adoption, les deux journalistes au Matin où elles ont fait connaissance, chroniqueuses et elles écrivent aussi des romans.
(Le Matin était un journal quotidien créé en 1883, pour ses opinions d’extrême droite et antisémites pendant l’occupation allemande son dernier numéro paraît en 1944.)
Autour d’elles gravitait le monde de la littérature et de la plume de cette année-là, et qui habitait un peu tous dans le quartier, pas loin de la rue Cortambert : le peintre impressionniste Pierre Labrouche, l’écrivain Maurice Leblanc, le créateur du célèbre personnage d’Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur, il était à la rue de la Pompe, le poète Paul-Jean Toulet, l’écrivain Victor Margueritte, auteur de La Garçonne, un roman qui eut beaucoup de succès et qui avait fait scandale et qui donnera son nom à la coiffure courte de l’époque, à la silhouette androgyne et aux mœurs libérées. Et encore Maurice Barrès, écrivain et homme politique, figure importante du nationalisme français, Colette avait collaboré à son journal La Cocarde, et sa collaboration aussi à La Fronde, le quotidien féministe de Marguerite Durand, femme politique et féministe française, la courtisane danseuse Cléo de Merode la poétesse Renée Vivien, surnommée Sappho, pour ses amours lesbiens, qui habitait avenue Foch et qui est morte à 32 ans car elle se nourrissait que d’alcools, Henri Barbusse, écrivain engagé, membre du parti communiste français, ancien combattant, connu pour son roman Le Feu dans lequel il relate l’horreur de la Grande Guerre, surnommé « le Zola des tranchées » pour le réalisme de ses descriptions.
Et les quatre amies sont des garçonnes avant l’heure, des anticipatrices car elles portaient toutes les cheveux courts et elles aimaient se promener en habits de garçons, comme on peut voire pour Colette.
Leur liberté, les quatre femmes, l’ont payée au prix fort. Elles ont toutes quitté le foyer familial et conjugal, surtout poussées par le désir de liberté.
Elles étaient toutes bisexuelles, soit Colette, que les autres. Ses amitiés saphiques, des ententes spontanées, vraies et complètes.
Phénomène de mode la bisexualité autour de 1900, l’amour lesbien inspire la littérature et les autres arts. Alors que l’homosexualité masculine était sévèrement jugée et réprimée (L’homosexualité masculine était fortement condamnée, voir Oscar Wilde, Henri de Montherlant, tandis que l’homosexualité féminine était tolérée, car elle était vue comme un divertissement) la Belle Epoque se montre plutôt indulgente dans les hautes sphères de la société pour les ébats entre femmes, considérés comme un divertissement charmant, un véritable luxe libertin. Renée Vivien même n’avait pas encouru dans la censure.
Le lesbianisme quand même troublait les esprits et comme toute transgression il bouleversait les valeurs, les préjugés et les habitudes. Ce fut le cas de l’écrivaine Liane de Pougy lorsqu’elle écrivit en 1901 le roman de sa passion pour Natalie Barney, elle qui étant courtisane, avait passé sa vie à coucher avec des hommes, en amour elle préférait les femmes.
Sous la plume des romanciers l’amour lesbien est licencieux, érotique, coquin. Dans la Nana d’Emile Zola aussi, qui décrit en détail, dans une scène désormais fameuse, les caresses échangées par Nana et Satin, qui avait beaucoup fasciné les lecteurs.
Colette, entre autres, avait eu une relation avec l’écrivaine franco-américaine Georgie Raoul-Duval et après avec la riche américaine Natalie Clifford Barney, et encore avec la poétesse Lucie Delarue-Mardrus (morte en 1945 elle avait dit : «Avec Colette on finit toujours en position allongée ») et après avec la compositrice Armande de Polignac, avec Mata-Hari, espionne, peut-être pour compenser les humiliations et les infidélités de son premier mari Willy. L’été 1901 ils étaient tous les trois à Bayreuth, Willy, mélomane, avait poussé Colette ans les bras de Georgie pour un ménage à trois, pour sortir de l’ordinaire. Et leur complicité intellectuelle est très forte et fait de lien.
Vivre et laisser vivre. Voici leur devise. Des esprits rebelles.
Colette avait été pendant cinq ans la maîtresse de Mathilde de Morny (de 1906 à 1911) la dernière fille du duc de Morny. Une maîtresse officielle, à la fois prestigieuse et scandaleuse et aux manières rebelles, anticonformiste déclarée revendiquant le droit de vivre comme elle voulait et à la volonté farouche de ne pas obéir aux codes imposés, cette liaison de femmes, loin d’être secrète, avait défrayé la chronique dans la France entière. La propre mère de Colette en avait été informée.
Colette avait fait sa connaissance au Cercle des arts et de la mode, en 1905, à avenue Victor Hugo. Colette avait alors 32 ans, Mathilde 42, étant plus âgée elle était une sorte de mère vigilante et Colette avait besoin d’être rassurée. Créature androgyne, style dandy, habillée en homme, elle fumait le cigare et portait les cheveux très courts. Elle pratiquait la boxe, la musculation, l’escrime. Colette était amoureuse d’elle. Deux femmes bien éprises, amoureuses. Parus en feuilleton avant d’être édités « Les Vrilles de la vigne » et « La Vagabonde » sont le fruit de ces années épanouis et heureuses avec Missy.
En janvier 1907, les deux amis montaient sur scène ensemble au Moulin Rouge dans un spectacle intitulé Rêve d’Egypte. Ce fut un énorme scandale au point que le préfet le fit interdire. Le music-hall, avec ses plumes et ses paillettes, que Colette adorait, cachait des réalités plus sordides : les cachets étaient modestes, les loges minables et glacées en hiver, les horaires épuisants, la troupe composée de filles perdues que Colette décrit dans La Vagabonde.
Les deux femmes voyageaient beaucoup ensemble : Bruxelles, Monte-Carlo, le théâtre continuait à les fasciner. Union paisible, quasi conjugale celle entre Colette et Missy.
En 1914 Colette rencontre Henry de Jouvenel, qui sera bientôt appelé à combattre à Verdun, et après dans la campagne d’Italie, à Melegnano. Elle aurait voulu garder l’amitié de Missy mais elle, blessée, avait refusé et avait préféré ne plus jamais la revoir.
La guerre ne sera pas seulement longue, elle sera une vraie guerre. En octobre 1914, Colette devient volontaire au lycée Janson-de-Sailly transformé en hôpital. A deux pas de la rue Cortambert où elle habite, elle monte la garde et elle s’occupe des blessés. Journaliste au Matin elle écrit de l’horreur qui se produit tout autour d’elle, ses impressions dans ses Contes des mille et un matins.
C’est un regard de femme profondément troublée par l’horreur et l’absurdité des combats qu’elle livre aux lecteurs du Matin, et après de l’Excelsior et d’autres journaux qui, séduits par la vérité et la vivacité de ses récits, vont lui ouvrir leurs rubriques.
Le 11 novembre 1918 l’armistice est signé. Dans les rues de Paris il y a de la joie et de l’excitation, la vie va reprendre, il y optimisme. Henry est rentré de la guerre, vivant, Colette est heureuse. Elle est promue directrice littéraire au Matin, tandis que Henry reprend son poste de directeur.
L’été 1920, toute la France lit les romans de Colette (Chéri, Le blé en herbe). La romancière reçoit des lettres très élogieuses d’André Gide, d’Anna de Noailles, de Paul Valéry, de Cocteau.
La relation avec son mari se détériore et ils se séparent.
Divorcée d’Henry de Jouvenel en 1925, et séparée de son dernier amour Bertrand, un homme beaucoup plus jeune qu’elle car il avait 17 ans (Colette avait 47 ans), en 1925 Colette s’installe vivre tout près de Saint Tropez. A chaque époque de sa vie correspond une maison et un amour différent. Elle se lie à Maurice Goudeket. Ils se marieront en 1935, il avait 35 ans, Colette en avait 50.
La morte avait emporté Annie de Pène, morte très jeune de la grippe espagnole en 1918 et Marguerite Moreno en 1948, ses amies si chères. Pour Colette leur mort est dure à surmonter et jusqu’aux derniers années de sa vie elle gardera de ses deux amies la présence vivante et la mémoire mélancolique. Musidora meurt en 1957, trois ans après Colette.
Colette s’éteint le 3 aout 1954 dans sa chambre avec vue sur le Palais Royal. Considérée comme grande écrivaine elle a eu des obsèques nationales, 12mille personnes étaient présents. L’Eglise avait refusé d’apporter sa bénédiction à cette grande païenne. Elle est enterrée au Père-Lachaise. En 1952 avait déclaré : « Si je pouvais je recommencerais tout à nouveau ».
Marianna Esposito Vinzi