Dans cet article, Marianna Esposito Vinzi, traductrice et conférencière, évoque la vie et l'oeuvre de Renée Vivien
Renée Vivien, de son vrai nom Pauline Mary Tarn (1877-1909), est une poétesse, traductrice de Sappho, romancière et auteur de correspondances avec notamment Colette, Natalie Clifford-Barney, Romaine Brooks et Lucie Delarue-Mardrus.
Fille d’une Américaine et d’un Britannique fortunés, l’aisance financière lui permet de voyager à travers le monde et de bénéficier d’une brillante éducation. Elle finit par s’installer à Paris, s’éteint à trente-deux ans à l’issue d’une lente agonie durant laquelle, ne se nourrissant plus, elle sombre dans l’alcool et la drogue.
Surnommée « Sapho 1900 », Renée Vivien nous laisse des vers aux accents baudelairiens de grande beauté et puissance, écrits tout au long d’une vie trop courte dédiée à l’écriture.
Derrière le classicisme formel et parnassien de sa poésie se cachent l’audace des thèmes et des engagements, la revendication de ses nombreux amours lesbiens, sa condamnation du mariage, son mépris pour la famille traditionnelle et son aversion pour la maternité.
La poésie de Renée Vivien, c’est le rêve d’une société exclusivement féminine de corps et de langage qui, accompagné du rejet des conventions bourgeoises qui réduisent la femme aux seules fonctions de mère et d’épouse, s’adosse à un esprit de décadence, considéré par Verlaine comme « l’art de mourir en beauté », ainsi qu’à une forme de lyrisme qui anticipe la modernité.
Marianna Esposito Vinzi
Traductrice-Conférencière
Affiliated Researcher Utrecht University
Observatory on Dante Studies
Sonnet
L’orgueil des lourds anneaux, la pompe des parures,
Mêlent l’éclat de l’art à ton charme pervers,
Et les gardénias qui parent les hivers
Se meurent dans tes mains aux caresses impures.
Ta bouche délicate aux fines ciselures
Excelle à moduler l’artifice des vers :
Sous les flots de satin savamment entr’ouverts,
Ton sein s’épanouit en de pâles luxures.
Le reflet des saphirs assombrit tes yeux bleus,
Et l’incertain remous de ton corps onduleux
Fait un sillage d’or au milieu des lumières.
Quand tu passes, gardant un sourire ténu,
Blond pastel surchargé de parfums et de pierres,
Je songe à la splendeur de ton corps libre et nu.
Études et préludes, 1901
Sonnet féminin
Ta voix a la langueur des lyres lesbiennes,
L’anxiété des chants et des odes saphiques,
Et tu sais le secret d’accablantes musiques
Où pleure le soupir d’unions anciennes.
Les Aèdes fervents et les Musiciennes
T’enseignèrent l’ampleur des strophes érotiques
Et la gravité des lapidaires distiques.
Jadis tu contemplas les nudités païennes.
Tu sembles écouter l’écho des harmonies
Mortes ; bleus de ce bleu des clartés infinies,
Tes yeux ont le reflet du ciel de Mytilène.
Les fleurs ont parfumé tes étranges mains creuses ;
De ton corps monte, ainsi qu’une légère haleine,
La blanche volupté des vierges amoureuses.
Cendres et Poussières, 1902
À Venise
Tout s’élargit. Le soir qui tombe est magnifique
Et vaste. Comme un Doge amoureux de la mer,
Parmi l’effeuillement des roses, la musique
Des luths, l’or qui flamboie ainsi qu’un rouge éclair,
Moi, j’irai, dominant le cortège mystique,
Et, somptueusement, j’épouserai la mer.
J’épouserai la mer, la souveraine amante.
Le parfum et le sel de son royal baiser
Irriteront la soif de ma bouche brûlante,
Et, tel un souvenir qui ne peut s’apaiser,
S’élèvera le vent des espaces qui chante
Dans le ciel nuptial l’infini du baiser.
Je verrai tressaillir l’ombre des hippocampes.
Les algues s’ouvriront comme s’ouvrent les fleurs,
Et le phosphore, aux bleus rayonnements de lampes,
Allumera pour moi de vivantes pâleurs :
Afin de couronner mes cheveux et mes tempes,
Les algues flotteront, plus belles que les fleurs.
Ainsi, laissant flotter mon corps à la dérive,
Je mêlerai mon âme à l’âme de la mer,
Je mêlerai mon souffle à la brise furtive.
Se dissolvant, légère et fluide, ma chair
Ne sera plus qu’un peu d’écume fugitive.
Dans la pourpre du soir j’épouserai la mer.
Évocations, 1903