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On doit ce célèbre cabaret montmartrois à Rodolphe Salis, fils d’un limonadier à Châtellerault. Il arrive à Paris en 1872 et entre aux Beaux-Arts avec pour projet : la peinture. Mais très vite il s’aperçoit, explique Isabelle Jousseaume, qu’il ne sera pas à un grand peintre. Alors il embrasse la vie de bohème, gagne médiocrement sa vie en fabriquant et en vendant des objets de piété de toutes les époques. Sa spécialité : les chemins de croix.
Il croise la route d’une belle rousse qui possède un débit de boisson, 84 bd Rochechouart. Il l’épouse et s'empresse de redécorer ce café, un ancien bureau des Postes, tout en longueur et étroit, avec tout un tas d’objets hétéroclites style Louis XIII. L'on y trouve même le crâne de Louis XIII enfant ! Rodolphe se fait donc gentilhomme cabaretier ! L’établissement accueille uniquement des amateurs de facéties ouverts à toutes les chimères. Mais le coup de génie du maître des lieux est de choisir pour emblème un chat noir sur un clair de lune, en référence à Edgar Poe, et exécuté par le célèbre peintre Willette.
 
    
Les Fumistes à la barre. Le Chat Noir ouvre ses portes en 1881. Avec un sens inné du commerce, Rodolphe Salis convie gentilshommes, bourgeois, manants. Il donne la parole aux poètes et chansonniers. Il verse à boire à tous ceux qui veulent gagner artistiquement leur bock de bière. Très vite le cabaret devient le point de rendez-vous du tout Paris. L'ambiance est bruyante, joyeuse, irrespectueuse et copieusement arrosée. Pour les poètes, Le Chat Noir est autant un lieu de rendez-vous qu’une scène ouverte où ils testent leurs élucubrations les plus récentes. Et l’inspiration ne manque pas.
Bientôt Rodolphe Salis fait une rencontre décisive : Émile Goudeau, poète et patron du Cabaret de la Grande Pinte, et sa joyeuse escorte d'hydropathes. Hydropathes ? « Ceux que l'eau rend malade ». Pourquoi votre société a pris ce nom, demande Salis à Emile Goudeau : « parce qu'elle a “goût d'eau” ». Plus sérieusement, les hydropathes accueillent tous les préposés à la création artistique, avec un seul juge : le public.
Cette formule a tout pour plaire à Salis. Goudeau de son côté est fasciné par l’aspect grand seigneur, la faconde étourdissante de son compère. Il entre au Chat Noir et fonde avec Salis la célèbre revue du Chat Noir. Le premier numéro sort le 14 janvier 1982 avec le dessin de la semaine signé par Salis qui proclame « Allez, la mère Michel, votre chat n’sera pas perdu ». Dans ce numéro, les rédacteurs présentent le style de l’établissement : « Le Chat Noir Cabaret Louis XIII fondé en 1114 par un fumiste… ».
Le rédacteur en chef est Émile Goudeau, créateur des Hydropathes, devenus les Hirsutes qui s’ancrent au Chat Noir avec notamment Charles Cros poète et inventeur qui séduit l’auditoire avec ses calembours. La revue survivra jusqu'en 1897 avec 720 numéros et des signatures célèbres : Verlaine, Richepin, Mallarmé, Charles Cros, Bruand, Léon Bloy, et les crayons ou les pinceaux de Willette, Caran d'Ache, Steinlen pour l’illustration des textes. Leur point commun faire la chasse à la bêtise humaine et aux idées noires. Et il y a de quoi faire !
Dès lors Salis et Goudeau marient les contraires, l’ancien et le moderne, au cours de soirées mémorables. Buveurs invétérés, chansonniers, poètes, conteurs se ruent au Chat Noir : Alphonse Allais (lien avec les amis d’Alphonse Allais), Jean Rictus, Willy, Florent Fulbert, Victor Hugo, Emile Zola, les musiciens Erick Satie, Debussy… et même le futur roi d’Angleterre Edouard VII accueilli avec un « Eh bien regardez moi celui -là, on dirait le Prince de Galles tout pissé ». C’était ça le Chat noir.
Succès sur tous les fronts, on veut s'agrandir, Le Chat Noir se retrouve au 12 rue de Laval (rue Victor-Massé), et c'est la ruée à l'Hostellerie du Chat Noir. Des buveurs invétérés révèlent leurs talents de poètes, de musiciens, de chansonniers, de harangueurs de toute espèce. « Cela faisait partie du style du Chat Noir, affirme Isabelle Jousseaume, un style qui se veut moqueur, bizarre, stupéfiant, émouvant. Poètes, chansonniers, musiciens, critiques, peintres, se côtoient, unis et parfois bagarreurs, dans le seul but de fêter la joyeuse dive bouteille. Tous la servent avec simplicité, talent, parfois génie, se faisant tour à tour gouailleurs, débonnaires, bravaches, ironiques, délirants, mélancoliques, anarchistes, mystificateurs... »
Jamais avare d’une facétie, Rodolphe Salis se fit passer pour mort et eut un enterrement magnifique et foutraque avant sa résurrection…
Propos recueillis par Mireille HEROS
Pour aller plus loin
La plupart des poèmes du Chat Noir sont maintenant dans le domaine public. On en trouve beaucoup sur Internet.
A lire : Les Poètes du Chat Noir, présentation et choix d'André Velter, collection Poésie / Gallimard.
Ecouter : le Chat noir d’Aristide Bruant
Visiter : Le Chat Noir, le cabaret créé par Rodolphe Salis boulevard Rochechouart, en 1881 | Nautes de Paris
    
 
    
COMMENT MESSIRE DE BELENFANT DEVINT FOL. Rodolphe Salis
En cestuy temps , y avait en la jolie ville de Chatellerault un gabelleur nommé Messire de Belenfant,
lequel étant moult ardent en paillardizes, s'esprint d'une gente teinturière qui demeurait
au carrefour joyeux proche de l'église Saint-Jacques, et était dolce et mignotte comme angelot de
paradis .
La dicte dame possédait époux jeune , vaillant et bel, avait nom Testonnette pour ce qu'était bien pourvu
de corsage, elle était cauteleuse et maligne comme advocat et sage encore autant que marmouselle.
Adoncques lui dit une nuit qu'ensemble devisoient légèrement combien le Gabelleur lui faisoit mignotizes
pour d'elle tirer profit d'amour et la venait voir chaque vesprée lui baillant présents de toutes sortes, satins,
brocarts, coyphes, éventails pour se pavaner par les rues.
__ Dieu ! Dis le teinturier, bien s'esclafferoient les amis, les voisins, si telvilain venait étuver son pain en
ma saulce !
__ Ho ! Répondit la belle, poinct n'a mon coeur pour cestuy pippeur ! Bien savez que je suis fidèlement
votre bonne servante !
__Voir, dit l'époux, je le croys, aussi lui veus-je bailler plaisir à ma façon. Dites à votre galant venir vous
accoler et s'esbattre en votre compagnie,pendant qu'aux champs serait pour les blés, bien nous rigollerons
et poinct ne payerons un écu de ce que lui devons !
Adoncques s'en vint lendemain le sire de Belenfant , croyant la dame être seulette et coquettement lui fit
révèrence en caressant sa pertuisane damasquinée.
__ Hé mussez vous mon ami (cachez vous) ! Divertissez vous pendant qu'iray verouiller l'huis. Guillaume
est en sa terre, qu'il travaille et que Dieu soitavec lui, pour nous nous allons manger ses pommes !
__ Ho ! Dit Belenfant, t'en viens vite ma petite géline, moult ai chagrin de n'avoir point cornemuseur pour
te meltre en humeur d'amour .
Alors le gabelleur se glissa dans les linceuls. Mais vint le sieur Guillaume, en colère et fureur, criant
moult :
__ Cornebleu ! Par la mort dienne ! Que vois je ici !
Il prit le pauvre Belenfant et le jeta dans une cuve pleine de verte teinture, laquelle était derrière les
courtines. Et dit alors :
__ Mouche tes badigoinces, (lèvres)mon petit oison , et goûte si ce clairet est salé ! Combien te voilà bien
accoutré pour aller jouer à la paume ! Bois, bois encore. Holà ! Hé ! Ho ! Encore un goubelet : avale et
bien t'en trouvera.
Puis le tirant par la tête lui dit :
__HEn'avez plus votre marlotte douillet mon prince, ni vos bragues, ni votre couvre chief ? Dieu!dévallez
par les eschallons. Haste !
Tandis que s'esclaffait devant l'huis la joyeuse Testonnette.
Et s'en fut piteusement le pauvre gabelleur nu et vert, et si mal en point que ne reconnu pas sa servante !
Les enfançonnets lui jettèrent pierres et le crurent tombé de la lune.
Alors comme grande pluye tombait fut lavé et revint au logis dansant et criant :
__Pointn'est vert couleur d'espérance mais bien couleur de douleur et malédiction !
Puis levant les jambes contrefit le grec grognant.
A quoi fut-il reconnu qu'il était fol devenu !
 
    
Quelques poèmes
Le vin de vérité : Émile Goudeau
Eh ! quoi ? Les anciens Grecs, pourtant joyeux et braves,
Logeaient la Vérité toute nue en un puits !!...
Dieux buveurs de nectar, restez exempts d'ennuis,
On sait que votre sœur habite dans les caves.
Nos pères, les Latins, nous l'ont dit par trois mots
Que l'on devrait inscrire, en or, sur les murailles :
"In Vino Veritas !" C'est parmi les futailles
Que naît la Vérité, Venus des rouges flots.
"In Vino Veritas !" Or, apportez mon verre
Loin des puits imposteurs, et je dégusterai
Philosophiquement, le pur, le bon, le vrai,
Me consolant ainsi que Tout mente sur Terre.
Car le buveur adopte un franc-parler joyeux
Dans la société des lucides amphores.
La Vérité lui souffle un tas de métaphores
Qui lui donnent le droit de tutoyer les Dieux.
Bientôt, loin des puits sourds, il court vers les Étoiles,
Bousculant Mars, Vénus, Neptune, Jupiter.
Seigneurial, il vogue et roule dans l’Éther,
Ayant, comme l'on dit, quelque vent dans les toiles.
Or, afin de partir de notre monde froid
Vers le Ciel, où le Vrai tout chaud se manifeste,
Le Buveur, sans fatigue, use d'un simple geste :
Il prend son verre plein, ferme les yeux, et boit...
C'est donc, ô vendangeurs, faire œuvre pie et juste
Que de cueillir, là-bas, les grappes du Soleil,
De presser en la Cuve un laitage vermeil,
Puis d'enclore le Vin dans la Futaille auguste.
La Tonne, dans la Cave obscure, abritera,
Contre l'Eau des mouilleurs abjects, la pourpre exquise ;
On fermera la porte ainsi qu'un huis d'église,
Et l'Alme vérité dans le Vin descendra.
Alphonse Allais
    L’homme insulté‚ qui se retient
    Est, à coup sûr, doux et patient.
    Par contre, l’homme à l’humeur aigre
    Gifle celui qui le dénigre.
    Moi, je n’agis qu’à bon escient :
    Mais, gare aux fâcheux qui me scient !
    Qu’ils soient de Château-l’Abbaye
    Ou nés à Saint-Germain-en-Laye,
    Je les rejoins d’où qu’ils émanent,
    Car mon courroux est permanent.
    Ces gens qui se croient des Shakespeares
    Ou rois des îles Baléares !
    Qui, tels des condors, se soulèvent !
    Mieux vaut le moindre engoulevent.
    Par le diable, sans être un aigle,
    Je vois clair et ne suis pas bigle.
    Fi des idiots qui balbutient !
    Gloire au savant qui m’entretient !
    À Théodore de Banville.
    
    L'Enfer brûle, brûle, brûle.
    Ricaneur au timbre clair,
    Le Diable rôde et circule.
    
    Il guette, avance ou recule
    En zigzags, comme l'éclair ;
    L'Enfer brûle, brûle, brûle.
    
    Dans le bouge et la cellule,
    Dans les caves et dans l'air
    Le Diable rôde et circule.
    
    Il se fait fleur, libellule,
    Femme, chat noir, serpent vert ;
    L'Enfer brûle, brûle, brûle.
    
    Puis, la moustache en virgule,
    Parfumé de vétiver,
    Le Diable rôde et circule.
    
    Partout où l'homme pullule,
    Sans cesse, été comme hiver,
    L'Enfer brûle, brûle, brûle.
    
    De l'alcôve au vestibule
    Et sur les chemins de fer
    Le Diable rôde et circule.
    
    C'est le Monsieur noctambule
    Qui s'en va, l'œil grand ouvert.
    L'Enfer brûle, brûle, brûle.
    
    Là, flottant comme une bulle,
    Ici, rampant comme un ver,
    Le Diable rôde et circule.
    
    Il est grand seigneur, crapule,
    Écolier ou magister.
    L'Enfer brûle, brûle, brûle.
    
    En toute âme il inocule
    Son chuchotement amer :
    Le Diable rôde et circule.
    
    Il promet, traite et stipule
    D'un ton doucereux et fier,
    L'Enfer brûle, brûle, brûle.
    
    Et se moquant sans scrupule
    De l'infortuné qu'il perd,
    Le Diable rôde et circule.
    
    Il rend le bien ridicule
    Et le vieillard inexpert.
    L'Enfer brûle, brûle, brûle.
    
    Chez le prêtre et l'incrédule
    Dont il veut l'âme et la chair,
    Le Diable rôde et circule.
    
    Gare à celui qu'il adule
    Et qu'il appelle " mon cher ".
    L'Enfer brûle, brûle, brûle.
    
    Ami de la tarentule,
    De l'ombre et du chiffre impair,
    Le Diable rôde et circule.
    
    - Minuit sonne à ma pendule :
    Si j'allais voir Lucifer ?...
    L'Enfer brûle, brûle, brûle ;
    Le Diable rôde et circule !
    
    Maurice Rollinat