Miroir de l’âme pêcheresse, un modèle de vertus et de savoir. Entre temps, dès la décennie 1520 un vaste réseau féministe se forme autour de Marguerite de Navarre avec l’émergence d’un lectorat féminin à la sortie de son long poème Miroir de l’âme pécheresse, imprimé pour la première fois en 1531.
Son Miroir de l’âme pécheresse, imprimé plus de treize fois au cours du XVIème siècle, eut un succès exceptionnel.
Il s’agit d’un recueil illustre de poèmes, d’une œuvre spirituelle éclairante pour ses contemporains. Les vers de ces poèmes participent à l’édification du statut de la femme, à l’instruction, à son éloge « aux Dames de noble cœur », femmes nobles d’âmes plus encore que de naissance, plaçant Marguerite de Navarre au cœur d’un réseau aux visées féministes, ouvrant ainsi la voie à l’autobiographie moderne, à la narration de soi. En écrivant sa vie à la lumière des valeurs qui l’avaient toujours inspirée – le courage, la loyauté, la générosité, la fidélité à la foi catholique, l’amour pour les études – Marguerite de Navarre revendique sa vocation de princesse royale et prend sa revanche sur l’histoire.
Le Miroir reflète non seulement l’âme de la pécheresse d’une part et l’amour divin à travers la Bible d’autre part, mais aussi la difficile condition féminine au XVIème siècle1. Sa dimension d’édification s’enracine dans un contexte social qui infériorise la femme, comme l’atteste la captatio benevolentiae du prologue de Marguerite au lecteur où elle prie son lecteur de lire ses textes : « En excusant le rythme et le langage, voyant que c’est d’une femme l’ouvrage, qui n’a en sois science ni savoir ».
Les poèmes spirituels de Marguerite de Navarre représentent un véritable guide pour les femmes de son temps. On dispose encore aujourd’hui d’un ensemble de témoignages de lecture impressionnant, à partir de 1539 jusqu’à sa mort en 1549. Ces témoignages confirment à la fois la réception effective de ses textes par des femmes et leur véritable sensibilité féminine.
Les vers du Miroir de l’âme pécheresse sont écriture révélée : la poétesse propose aux dames un modèle de vertus et de savoir, un texte d’édification des chrétiens qui touche plus particulièrement un lectorat féminin. La chasteté, la symbiose amoureuse, le « beau cœur » : des revendications de droit de disposer au moins de sa personne.
En effet, la dédicace de l’autrice de L’Epistre, Marie Dentière (ou D’Ennetières), ancienne religieuse augustinienne qui avait noué des liens personnels avec Marguerite de Navarre, choisie comme marraine pour sa fille, offre un exemple unique de réception féminine des poèmes de Marguerite : « Tout ainsi, ma très honorée Dame, que les vrais amateurs de vérité désirent savoir et entendre comment ils doivent vivre en ce temps si dangereux : aussi nous femmes devons savoir fuir et éviter toutes erreurs, hérésies et fausses doctrines, tant des faux chrétiens, turcs, infidèles, que autres suspects en doctrine, comme déjà assez vos écrits démontrent ».
Marie Dentière, femme écrivaine, au-delà de la reine de Navarre, vise toutes les femmes de conditions modestes : « Non seulement pour vous, ma Dame, j’ai voulu écrire cette épitre, mais aussi pour donner courage aux autres femmes détenues en captivité, lesquelles ne savent pas quel chemin, quelle voie doivent tenir pour entendre la vérité ».
C’est bien un rôle de guide spirituel qui est ici conféré à Marguerite, ouvrant voie et chemin à ses semblables. Le rayonnement de la reine et de son Miroir dépasse la France. L’autrice et son texte inspirent éloges et créations originales dans toute l’Europe.
Ainsi l’une des épîtres signées par Hélisenne de Crenne, religieuse et femme de lettres, en cette même année 1539, l’envisage comme destinataire : « L’altissime et très illustre et très magnanime princesse Madame la reine de Navarre, dont sa sincérité est tant accomplie que sa splendeur donne lustre à la condition féminine » et ses recueils de poèmes, comme Le Songe de Dame Helisenne publiés peu après emprunteront de fait au Miroir de Marguerite plusieurs détails significatifs, comme l’édification du statut de la femme et l’importance de l’instruction des filles.
Dans les mêmes années, la poétesse italienne Vittoria Colonna, à la recherche d’un « guide spirituel » de son propre sexe, écrit à Marguerite de Navarre en lui disant qu’elle a trouvé en elle « une femme possédant toutes les perfections » :
« Nous avons besoin sur ce long sentier difficile de la vie d’un guide qui nous montre le chemin par ses enseignements et qui nous invite à surmonter les peines à l’exemple de ses œuvres. Et comme il me semble que les modèles de son propre sexe sont les plus appropriés et plus décents à suivre, je me tournai vers les grandes dames d’Italie pour apprendre d’elles […] Dans une seule hors d’Italie étaient conjointes toutes les perfections de la volonté avec celles de l’intellect ».
C’est à la même période encore (1544) qu’en Angleterre, Elizabeth Tudor, future reine, traduit à l’âge de onze ans le Miroir de l’âme pécheresse. Elle offre son texte traduit à sa belle-mère pour la nouvelle année 1545, Catherine Parr, sixième et dernière épouse d’Henri VIII, l’une des voix féminines de la Réforme anglaise.
A la mort de Marguerite de Navarre, le 21 décembre 1549, les célébrations encomiastiques se multiplient mais le fait le plus remarquable est la valorisation du Miroir et de son propos édifiant des femmes. Attaché à la reine à la fin de sa vie, le poète Charles de Sainte-Marthe dans son Oraison funèbre de l’incomparable Marguerite, reine de Navarre souligne comment La Reine de Navarre était un miroir de lumière pour toutes les femmes.
Un vaste réseau féminin entourait Marguerite de Navarre, des femmes qui, comme Marie Dentière et d’Hélisenne de Crenne, jouaient parfois un rôle politique de premier plan.
En effet, les témoignages parvenus jusqu’à nous de réception des poèmes de Marguerite de Navarre au XVIème siècle, et notamment du Miroir, sont nombreux et variés. Leur analyse est riche d’enseignement. La destination féminine de l’œuvre et sa visée d’édification morale et spirituelle sont soulignées soit par les lectrices, soit par les hommes de lettres et les imprimeurs de l’époque. Ensemble, ils constituent un réseau féministe très actif qui témoigne le fait qu’un lectorat féminin s’était effectivement constitué autour de Marguerite de Navarre et même au-delà du cercle restreint de la cour et des proches de la reine.
Bien sûr un cercle aristocratique, au moins dans un premier temps. Bien évidemment, les ressources financières et intellectuelles des dames de la noblesse, mais surtout la fréquentation personnelle de la princesse, a rendu l’œuvre plus facilement accessible.
Ses vers, dans leur grande majorité, s’adressent à toutes les femmes, sans marquage social, à « toutes les femmes de noble cœur » comme elle-même avait affirmé, contribuant à faire de Marguerite la plus rayonnante et véritable icône de l’éveil spirituel féminin en Europe.
Marianna Esposito Vinzi
1 Isabelle Garnier, Un réseau féministe autour de Marguerite de Navarre. Emergence d’un lectorat féminin et réception du Miroir de l’âme pécheresse (1531), Le Réseau de Marguerite de Navarre, A. Boutet, L. Daubigny, S. Geonget, Genève, Droz, 2022, pp.137-159.