Le Paris de Georges Brassens
« Si l’on pouvait se faire naturaliser parisien, je le ferais. » Bien que Sétois d’origine, Georges Brassens choisit de vivre à Paris dès l’âge de 18 ans. Invité de la conférence du 3 septembre 2025, Ivan Perey, historien de la chanson française, a retracé l’itinéraire du chanteur entre la rue d’Alésia, l’impasse Florimont et la rue Santos-Dumont. Jean-Pierre Dejou, Claude et Franck Viguié, accompagnés de leur guitare, ont interprété quelques chansons incontournables de celui qui ne voulait pas être un saltimbanque
Héritier spirituel de Villon et La Fontaine, Georges Bassens a légué une œuvre sans équivalent dans l’histoire de la chanson française. Lui qui voulait devenir poète est l’un des chanteurs français le plus populaire. Le parcours dressé par Ivan Perey a permis de percer les secrets de certaines grandes chansons comme La mauvaise réputation, Les quatre bacheliers, Chez Jeanne, Les copains d’abord, Les ricochets …
Le refuge de la rue d’Alésia. A la suite d’une malheureuse affaire de bijoux qui jettera l’opprobre sur la famille, ses parents le confie à sa tante Antoinette, qui réside rue d’Alésia dans le 14ème arrondissement de Paris. Cependant, son premier contact avec la Capitale sera l’exposition coloniale en 1931 qui s’étendait sur tout le bois de Vincennes et proposait de faire un tour du monde en un jour. Mais c’est surtout le second voyage à Paris qui marquera le jeune Sétois lors de l’exposition universelle de 1937. Son père l’emmène au théâtre du Châtelet où il voit son idole, Ray Ventura et ses collégiens. C’est la révélation. « Je préférais assister à un concert qu’à un rendez-vous galant. Pour un gala de Ray Ventura, la plus belle fille aurait pu m’attendre toute la nuit... »
Cette passion pour la chanson et le music-hall naît dès sa plus tendre enfance. En effet, le clan Brassens se retrouvait autour du poste de TSF, raconte Ivan Perey. Celui que l’on appelait Jo échangeait de « petits formats » avec ses copains et mémorisait facilement les refrains en vogue, Tino Rossi, Vincent Scotto… A l’âge de quinze ans, il commence à écrire « des petites conneries » sur des airs en vogue. Sa mère qui rêvait pour son fils d’une carrière de fonctionnaire recopiait ses chansons sur un petit cahier.
Par une nuit de 1940, Georges débarque à Paris, au 14 rue d’Alésia chez sa tante Antoinette la sœur de sa mère qui tient une pension de famille. C’est le coup de foudre avec ce quartier populaire. La tante Antoinette veut bien l’héberger mais pas le nourrir gratuitement. Après un bref séjour chez un relieur, le futur chanteur est embauché chez P’tit Louis en un mot les usines Renault à Boulogne jusqu’au jour où l’usine est bombardée.
Chez sa tante, il découvre un trésor : une belle bibliothèque. Il y découvre les poètes dont Bonnafé, son professeur de français, lui parlait. Il y trouve même un traité de versification. Il va s’imprégner des Lamartine, Baudelaire, Rimbaud, Paul Valéry et surtout François Villon. Romans, poésies, il noircit des cahiers à longueur de journée. Quand il ne lit pas, il s’installe au piano, 2ème trésor de la tante Antoinette, sourd au bruit des bottes qui ont envahi Paris. Il rentre à Sète, en zone libre, avec son copain Louis Bestiou mais remonte à Paris un matin de septembre 1940. Tante Antoinette consent à le loger et à le nourrir à nouveau.
La bibliothèque XIVème arrondissement devient son QG. Là, il travaille le français, la littérature, décortique les poèmes, analyse les rimes...Il fait des gammes sur le piano. En un mot, il rattrape le temps perdu. Durant cette période, il écrit quelques 3 ou 400 poèmes et une centaine de chansons. Néanmoins, il ambitionne de devenir écrivain. Il publie, à compte d’auteur une petite plaquette de poèmes dédiée à sa famille « Des coups d’épée dans l’eau » qui sera suivie de « A la venvol » chez Albert Messein, éditeur de Verlaine et Baudelaire. La Sacem lui ouvre ses portes et sa carte d’identité comporte la mention « Homme de lettres ». Pour financer cette publication, Brassens fait appel à la solidarité familiale ainsi qu’à une voisine de tante Antoinette : Jeanne, une figure connue du quartier pour son caractère et son amour des animaux. Elle habite à deux pas : impasse Florimont avec son mari Marcel Planche, peintre en carrosserie mais qui a un sérieux penchant pour la bouteille.
22 ans Impasse Florimont. La guerre pousse l’homme de lettres chez Jeanne. Réquisitionné en Allemagne par le S.T.O. (Service du Travail Obligatoire) en 1943, il rencontre Pierre Onteniente qui deviendra son secrétaire, chauffeur, homme de confiance… Au bout d’un an lors d’une permission, il oublie de rentrer et se réfugie chez la fameuse Jeanne, qui deviendra l’héroïne de plusieurs de ses chansons. En effet, les pensions de famille étant souvent contrôlées, il ne peut pas rester chez tante Antoinette. Il doit se cacher et trouve refuge chez Jeanne et Marcel le 21 mars 1944. Il y restera 22 ans. Une cachette idéale où vit toute une ménagerie dans une courette minuscule cachée des regards indiscrets. Le logement est exigu, insalubre, sans électricité. Un lit-cage et une armoire pour ses livres font l’affaire du futur chanteur. On se nourrit chichement. Il y a pourtant une belle cane qui mourra de sa belle mort. Ce couple sans un sou accueille sous son toit ce drôle d’énergumène. Jeanne devient à la fois la mère, la maîtresse, la muse voire la mère adoptive, persuadée que son protégé décrochera son étoile. Avec la chanson l’Auvergnat. Georges Brassens rend un hommage vibrant à ce couple original qui l’encouragera contre vents et marées,
Il y écrit l’essentiel de son œuvre et y reste jusqu’en 1966. Infatigable marcheur, de nombreuses chansons naîtront dans les rues de Paris. L’idée de « la mauvaise réputation » lui vient lorsqu’il passe devant la Chambre des députés où s’écharpent communistes et gaullistes un jour d’octobre 1945. Intrigués par sa dégaine, les agents de police l’interpellent et le relâchent peu après. Il aurait écrit la chanson en rentrant impasse Florimont.
Un jour aux puces de Vanves il achète pour quelques sous un recueil poétique d’un certain Antoine Pol, un texte retient son attention
Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu'on connaît à peine
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais
Il met le poème en musique, raconte Ivan Perey, à la grande surprise de l’auteur mais ne l’enregistrera qu’en 1972. Chanson qui sera reprise par Maxime Le Forestier, Francis Cabrel…
Une vie séparée commune. En 1947, Georges Brassens rencontre l’amour de sa vie. Une Estonienne qui répond au surnom de Püppchen, petite poupée. En cachette de Jeanne, très jalouse, le couple se retrouve tantôt chez Laville, rue Notre-Dame des Champs tantôt tantôt rue Pigalle chez Pierre. Ils vivront une vie séparée commune pendant plus de trente années jusqu’à la mort du chanteur. Pour sa poupée, Georges écrira ses plus belles chansons : Je me suis fait tout petit la Non-demande en mariage, Rien à jeter et Saturne une ode à la fidélité absolue.
Le futur chanteur persiste dans sa volonté d’être un poète ou un écrivain. Il écrit un court roman « Lalie Kakamou », commencé en Allemagne qu’il rebaptise « la lune écoute aux portes », une sorte de pamphlet dans lequel il fustige des écrivains comme Gide ou Mauriac. Avec la complicité d’un imprimeur peu scrupuleux, il utilise un subterfuge en usurpant le nom de Gallimard et en copiant la célèbre couverture de la NRF. Un coup d’épée dans l’eau : aucune réaction du côté de l’éditeur et quelques lignes dans France Dimanche. Brassens comprend alors qu’il faut tourner la page et se résout à écrire des chansons : « je me suis dit pas la peine d’insister, tu ne seras jamais un grand poète, tu ne seras pas un Rimbaud, un Mallarmé, un Villon...Pourquoi sur tes musiques tu n’essayerais pas tes poèmes... » Le parapluie sera un de ses premiers chefs d’œuvre
Le temps des cabarets. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les music-halls des grands boulevards ne désemplissent pas. Cependant des lieux plus modestes voués à la chanson d’auteur font leur entrée sur la scène musicale française. En quelques années les auteurs-compositeurs-interprètes imposent leur esthétique de la chanson et s’accompagnent souvent à la guitare. Parmi les plus célèbres, on citera Félix Leclerc, Jacques Brel, Léo Ferré, Georges Brassens, puis Jean Ferrat, Anne Sylvestre, Pierre Perret. Georges Brassens fréquente ces cabarets grâce à Jacques Grello, un chansonnier parisien que l’on pouvait entendre avec son compère Robert Rocca dans des émissions satiriques où ils brocardaient les politiques ou les applaudir au Caveau de la République.
Présenté comme le filleul de Grello au cabaret de « l’écluse », Brassens vit un calvaire sur scène. Il continue à faire la tournée des cabarets espérant trouver des interprètes pour ses chansons. Grello croit en lui et l’emmène au Lapin Agile. Alexandre Lagoya aide ce grand timide à accorder sa guitare pour entonner : « le petit cheval dans le mauvais temps, qu’il avait donc du courage " suivi du gorille, des bancs publics, de brave Margot. Applaudissements polis du public. Grello croit en lui et l’emmène au Milord, à l’Arsouille. Il a 31 ans et commence à désespérer. Néanmoins, il peaufine ses textes, recherche le mot juste, la rime, l’enjambement, l’hémistiche...Ses copains s’inquiètent jusqu’au jour où l’un d’entre eux, Jacques Laville, prend les choses en main. Maquettiste dans le tout nouveau journal Paris Match il contacte Pierre Galante journaliste et ami de Maurice Chevalier et Patachou.
C’est ainsi que le 24 janvier 1952, grâce à l’amitié et les bons soins de ses copains, le succès va enfin lui sourire après des années de lecture, d’écriture, de travail, de doute et aussi de vaches maigres. Patachou lui ouvre les portes de son cabaret.
La rencontre. Vers deux heures du matin, il se présente avec ses copains au coin de la rue du Mont Cenis sur la butte Montmartre. La maîtresse des lieux, qui n’est autre que Patachou, les accueille « Regardez le spectacle et venez me voir après. Je vous écouterai ». Le cabaret est plein. Les quatre amis assistent au tour de chant de la maîtresse de maison. Brassens n’en mène pas large. Après avoir dîner, Patachou s’installe et regarde un peu mieux ce drôle d’animal hirsute et blême. Il entonne la mauvaise réputation, suivie du gorille, Pauvre Martin, la chasse aux papillon, brave Margot, les bancs publics…
Le destin de Brassens bascule ce jour-là. En quelques jours, il devient riche et célèbre. Lui qui n’avait pas un sou vaillant est embarrassé par l’argent qu’il touche de ses premiers cachets. Son ami Pierre, employé aux impôts, deviendra par la suite, son comptable, son chauffeur, son secrétaire, son homme de confiance et même son souffleur à Bobino. Il lui donnera le surnom de Gibraltar.
Patachou veille sur son protégé et le présente à Jacques Canetti, le grand manitou de la chanson française, directeur artistique chez Philips. Deux mois après son passage chez Patachou, Brassens signe un contrat d’enregistrement discographique avec l’honorable maison de disques qui rechignera à produire le gorille eu égard à la censure. Pour déjouer les censeurs, Canetti obtient l’autorisation de sortir en Suisse les premiers disques sous le label Polydor que Philips vient de racheter.
La consécration. En 1954, Brassens se produit en vedette à deux reprises à l’Olympia. Torturé par la peur du spectacle public, il chante comme jamais. « C’était comme écouter François Villon en personne, ou un Rabelais perdu et féroce, se souviendra Gabriel Garcia Marquez, jeune écrivain colombien alors âgé de 27 ans. Dans le Monde daté du 1er octobre 1954, un journaliste s’étonne de cette réussite soudaine et totale qui en moins de deux ans a fait d’un hors la loi famélique le chanteur en vogue dont les gains avoisinent les 150 000 francs par soirée ! On l’écoute, on l’analyse et on vient l’entendre dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne en avril 1958 devant un parterre d’intellectuels avec au premier rang Alphonse Bonnafé, son professeur de Français, accompagné d’un collègue, Jean-Paul Sartre.
Dans les années 60, ses chansons entrent dans les manuels scolaires. Certaines sont même inscrites au programme du concours de l’école normale, avec Marivaux et Zola.
Le Parisien de cœur est un chanteur reconnu qui vend des millions de disques. Avec les premières rentrées d’argent, il achète la maison de l’impasse Florimont dont Jeanne était locataire et y fait installer le confort. Il acquiert la maison mitoyenne pour l’agrandir. Avec Gibraltar, il crée les Editions musicales 57 pour gérer son propre catalogue de chansons. Tout en restant domicilié impasse Florimont, il achète une maison à Crespières dans les Yvelines pour y recevoir parents et amis. Il y enregistre en trois jours son neuvième album comprenant la non demande en mariage.
Coup de poker. En janvier 68, François-René Christiani, jeune journaliste à Rock and Folk, pour épater son rédacteur en chef, réunit autour d’un micro, les trois chanteurs les plus populaires : Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré le 6 janvier 1969. Résultat : l’entretien paraît partiellement dans le journal mais fera 40 minutes d’antenne sur RTL avec à la clé une photo d’anthologie vendue encore aujourd’hui sous forme de carte postale ou de poster.
Rue Santos-Dumont. Brassens loge un temps au-dessus du Parc Montsouris avant d’emménager définitivement, fin 1969, rue Santos-Dumont, dans une coquette maison, où ses chats peuvent folâtrer, à deux pas des abattoirs de Vaugirard, pas très loin de l’impasse Florimont. Il y fait construire un abri souterrain dans la jardin pour composer à l’orgue électrique et écouter ses disques « sans trop emmerder ses voisins »
Les galas, les tours de chant marathon auront raison de la santé du chanteur qui souffre de coliques néphritiques. Il se produit à Bobino pendant trois, quatre voire cinq mois d’affilée. Inimaginable aujourd’hui. Lui qu’on appelait le gros apparaît amaigri, les traits tirés. Bien souvent une ambulance l’attend à la sortie de la salle de spectacle.
En octobre 1976 paraît son dernier album avec la messe au pendu un plaidoyer contre la peine de mort, le boulevard du temps qui passe ou encore les ricochets. Il chante à guichet fermé du 17 octobre 1976 au 27 mars 1977. Épuisé, le soir de la dernière, dans une chorale improvisée dirigée par Jacques Canetti, ses copains Pierre Dudan,Marcel Amont, Joël Favreau, Pierre Louki, Marcel Zanini, René Fallet et Mireille, interprètent Les copains d’abord, la seule chanson qu’il ait composé sur commande.
Le 29 octobre 1981 , alors qu’il est en convalescence chez son médecin à Saint-Gély-du-Fesc près de Montpellier, ce chanteur qui était avant tout un grand poète, rejoint les étoiles. Si d’aventure vous allez impasse Florimont, laissez-vous porter par ces deux vers en forme d’épitaphe :
Et que j’emporte entre les dents
Un flocon des neiges d’antan...
Mireille HEROS
Le 22 septembre 2025
Le Paris de Georges Brassens, aux éditions Alexandrines, collection le Paris des artistes, est disponible sur toutes les plateformes de vente en ligne Amazon, Cultura…
Historien de la chanson Française, Ivan Perey est né le 18 mai 1957 à Paris. Ce professeur de lettres a animé et produit des émissions dédiées à la chanson française sur les antennes de Radio France (France Bleu, France musique ) entre 1989 et 2010. A la suite de plusieurs rencontres avec des auteurs de chansons, il a publié en 2008 : " 120 chansons que l’on fredonne " (éditions Didier Carpentier) qui raconte la petite histoire des grandes chansons. Dans son dernier livre « Jean Ferrat, un chanteur témoin de son temps »publié aux éditions Le Bord de l’Eau, collection « le Miroir aux chansons », Ivan Perey raconte l’histoire de vingt chansons de celui que l’on surnommait le terroriste de la chanson française.