Le Cerveau est plus grand que le Ciel -
Mettez-les côte à côte
L'un contient l'autre - Sans problème -
Emily Dickinson
Le Professeur Lucien Israël, le cancérologue bien connu, Cancérologue, Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, Poète, nous a quitté le 9 juin 2017 à l’âge de 91 ans. C’était une personnalité attachante très proche de l’image idéale que nous nous faisons du Sage, et ce que dit Emily Dickinson s’appliquait parfaitement à lui.
Lorsque qu’en 2002, je fus chargé, pour un aréopage d’amateurs de poésie, d’organiser quatre conférences au Sénat, le connaissant alors depuis quelques années je me suis rapproché de lui.
Je le savais excellent poète, mais je savais aussi qu’il avait été le premier scientifique à publier un ouvrage en langue française sur ce qu’on nomme la bicaméralité 1 du cerveau. Je lui ai donc demandé s’il pouvait bâtir une conférence traitant de la genèse de cette insolite activité cérébrale nommée Poésie.
Il en résulta cette conférence qu’il m’avait autorisé à enregistrer en vue de sa publication. J’ai gardé la spontanéité de l’expression verbale, plutôt que d’agencer ce texte au risque de l’altérer.
Le Professeur L. Israël et Yves Tarantik à la Cave à Poèmes, vers 2003
Mes souvenirs émus vont au Professeur dont la culture holistique et la bienveillance me manquent souvent.
Mes remerciements à Thierry Sajat qui m’a aidé à finaliser la saisie dactylographique.
Yves Tarantik
Bicaméralité, de camera, chambre, en latin.
Conférence du Docteur Lucien Israël
Professeur émérite de Cancérologie
Membre de l'Institut
Au Palais du Luxembourg
Le 15 juin 2002
La Poésie vue par la Biologie
Mesdames, messieurs, chers amis,
Je ne m'attendais pas à être un jour sur cette tribune et je trouve que c'est un honneur incroyable qui m'est fait parce que, comme on vient de vous le dire, je suis loin d'être un poète à plein temps, ou un poète professionnel. Je suis un poète amateur, occasionnel, et qui a profité de temps en temps, dans son existence, de libertés ou de nuits d'insomnie pour écrire. Il y a des poètes, et peut-être y en a-t-il dans cette salle, qui ont écrit et publié jusqu'à dix mille poèmes, moi j'en suis à peu près à deux cents. Donc je suis étonné d'être ici et je vous remercie de m'accueillir. Mais évidemment comme la plupart des gens ici, j'en ai lus beaucoup. J'en ai lus probablement quelques dizaines de milliers, dans différentes langues, français, anglais, et peut-être un peu en espagnol.
Je ne suis pas très content du titre que j'avais trouvé pour cette conférence : La Poésie vue par la biologie. Je voulais utiliser… par la neuropsychologie et puis, finalement, je me suis dit que c'était peut-être un petit peu compliqué, mais, ça n'est qu'une petite partie de la biologie.
Avant d'aborder le problème des relations entre la poésie et le fonctionnement du cerveau, qui est mon sujet, je souhaiterais vous dire quelques mots sur ce qui singularise le fait poétique, en ne faisant d'ailleurs que rappeler des notions sur lesquelles tous les amateurs de poésie, auteurs et lecteurs sont d'accord.
Je voudrais commencer par préciser ce que la poésie n'est pas. En écoutant un texte, rimé ou non, vous savez tout de suite s'il s'agit de prose ou de poésie. La poésie est quelque chose qui n'est ni descriptif, ni rhétorique, ni didactique, d'une part, et donc on se rend compte tout de suite, après deux ou trois phrases, que c'est ou que ça n'est pas de la poésie. On parle de poésie lyrique. Le terme n'est pas choisi au hasard, parce que toute la poésie, autrefois, au début, fut chantée et que les chants étaient accompagnés par les sons de la lyre. Alors depuis, le mot lyrique a pris un sens un peu différent… mais enfin la lyre était là depuis le départ. Comme pour la musique, dans la poésie, une influence considérable est accordée au rythme, qui est quelque chose d'absolument majeur, même si c'est inconscient, de même que lorsque vous écoutez de la musique vous ne vous arrêtez pas pour dire « tiens le rythme comprend une tonique, une brève, une longue, etc... » mais la répartition des toniques dans la phrase poétique, des longues et des brèves, est un phénomène absolument majeur, et qui nous entraîne, donne de l'émotion, un sentiment d'harmonie, et puis crée aussi une attente. Nous attendons que le rythme se développe, se répète et c'est un événement absolument majeur de la poésie. Mais c'est évidemment une perception inconsciente.
Ce rythme nous ne le percevons pas que dans la musique et dans le langage ou dans la poésie. Le prince Matila Ghyka, l'auteur qui a écrit notamment sur le rythme avait fait des études extrêmement intéressantes sur le nombre d'or. Je ne vais pas vous décrire ce qu'est le nombre d'or, mais enfin disons que c'est la relation entre 1 et 1,618. Peu importe, vous ferez les calculs à la maison, mais l'inverse de ce nombre, c'est 0,618, le carré c'est 2,618, il a des propriétés tout à fait extraordinaires, et lorsqu'on prend différents rectangles et qu'on attribue à un coté la valeur 1 et à l'autre côté la valeur 1,618 et qu'on les donne à choisir à des gens, eh bien, de préférence, ils prennent celui-là. Il y a quelque chose dans ce rythme qui nous attire et nous séduit de façon inconsciente, mais ça n'était pas inconscient pour tout le monde parce que c'est sur ces proportions là qu'est construit le Parthénon, par exemple, mais aussi bien d'autres monuments qui nous ont frappés. Les peintres de la Renaissance savaient cela et introduisaient le nombre d'or dans la dimension des tableaux ou bien à l'intérieur de ce qu'ils peignaient.
Ça avait été redécouvert par un moine de la Renaissance Lucas Pacioli qui a intitulé son livre «La divine proportion». Cette divine proportion, Matila Ghyka, le montre de façon très convaincante, est aussi dans les brèves et les longues de la musique et de la poésie. Or nous ne mesurons pas ce que nous écrivons ou ce que nous entendons, mais inconsciemment nous donnons un rythme à ces productions qui sont en rapport avec le nombre d'or. D'ailleurs pour aller un peu plus loin dans ce contexte, la proportion du nombre d'or est celle qui existe entre la longueur du visage et la longueur depuis la racine des cheveux jusqu'à la racine du nez, mais c'est aussi celle qui existe entre la hauteur d'un individu et la longueur de la tête au nombril, enfin bref, c'est dans la nature ! Et notre cerveau perçoit aussi ces proportions sous forme de rythmes.
Dans la prosodie du langage et à fortiori dans la prosodie d'un poème, eh bien il y a ... il faudrait évidemment le mesurer avec certitude, mais enfin Ghyka en a donné des exemples frappants, il y a aussi le nombre d'or. Nous sommes sensibles à un certain nombre de rythmes et à un certain nombre de proportions.
Sans connaître les travaux sur le nombre d'or Paul Valery avait comparé d'une part, la prose et la marche, d'autre part la poésie et la danse. Par ailleurs il y a le rythme mais il y a aussi le timbre.
L'on sait depuis longtemps que le timbre agit sur le système nerveux, les chamans utilisent pour entrer en transe, ou pour faire entrer en transe leurs auditeurs, des tambours avec un rythme spécial, un timbre spécial, et ça finit par les mettre dans un sentiment d'extase, ou de transe au cours de laquelle ils sont supposés entre autres deviner l'avenir...
Et c'est d'un phénomène de ce genre dont parle aussi Lorca, sans avoir pris davantage connaissance des travaux sur le rythme. C'est ce qu'il appelle le « duende ». Le duende c'est ce qui saisit entre autres les danseurs de flamenco et qui est lié à la musique sur laquelle ils dansent. Il dit ceci à propos du duende : « La poésie drogue intérieure, le démon furieux et dévorant, frère des vents chargés de sable qui brûlent le sang et brisent le style. » Il est clair que tout cela n’a pas de rapport avec la logique, ça n'a qu'un rapport plus lointain que je vais aborder, avec le sens. Mais ça a aussi un rapport immédiat et considérable avec le rythme.
Outre le rythme, il y a la nature des mots et des idées exprimées, des rapprochements. Kenneth White que personnellement j'admire beaucoup, dit quelque part : « le poète donne au lecteur à respirer le parfum des idées comme on respire le parfum d'une rose. ». Donc ce n'est pas de la logique articulée n'est-ce pas ? Et puis il dit : « la genèse de la poésie suppose une fusion de l'éros et du logos qui brise l'ordre des choses et des mots implique une fusion du « moi » avec le tout du cognitif et de l'affectif. ». On ne peut mieux parler de la dichotomie entre les deux cerveaux, l'hémisphère gauche c'est le cognitif, le langage etc... L’affectif, l'émotion, j'y reviendrai, c'est le cerveau droit.
Il y a donc nécessairement pour inspirer le sentiment de poésie au lecteur, ou à l'auditeur, une rencontre avec le sacré, avec le destin, une interrogation sur les mystères, sur ce que nous réserve l'avenir, un vertige devant l'inconnaissable. Ce sont ces thèmes qui soulèvent la grande émotion poétique. Il y a donc le rythme... j'ai perdu un mot au passage, mais je le dis ici, c'est l'incantation qui rappelle le chant, la lyre, mais il y a aussi les idées et les mystères, et un troisième élément fondamental et qui est la métaphore. La métaphore c'est ce rapprochement brutal et inattendu entre des mots qu'il ne viendrait pas à l'idée d'un prosateur d'associer, car on ne comprendrait pas ce que ça vient faire dans un déroulement logique. Platon disait : « la poésie est une pêche miraculeuse dans l'océan des métaphores. » et Aristote : « le signe du génie qui implique une perception intuitive du semblable au sein du dissemblable ». Lors du rapprochement inattendu de deux termes, on n'a pas le temps de s'arrêter parce qu'on poursuit la lecture, mais ça éveille tout de même quelque chose, ça fait s'allumer... j'y reviendrai… Aragon dit aussi quelque part « la poésie c'est l'abus simple du stupéfiant image », c'est exactement ça. C'est la métaphore : Alors avec le rythme, avec la métaphore, avec le contenu de ce système langagier, on a, non une définition, mais une représentation de ce qu'est la poésie et c'est vrai dans toutes les langues et c'est vrai pour tous les publics.
On n'en finirait pas de citer les gens qui se sont penchés sur ce genre de problème. André Rolland de Renéville dans un livre qu'on trouve difficilement maintenant et qui s’intitule «l'Expérience poétique», Octavio Paz dans « l'Arc et la Lyre », parlent aussi de ce contenu poétique et de la singularité du fait poétique, et puis Jacques Maritain dans un numéro de « Fontaine » qui était paru pendant la guerre, je crois en Algérie, lui, parle « De la poésie comme exercice spirituel » et qui a été réédité en 1978. Et puis je vous parlais de cet essai étrange de Matila Ghyka. Si vous trouvez ça chez un bouquiniste il faut absolument vous l'offrir, sur le rythme. Et puis tant d'autres auteurs qui ont essayé de caractériser la poésie qui reste - et on va comprendre pourquoi en parlant de neurophysiologie - qui reste un petit peu indéfinissable. Il n'y aura jamais une définition définitive et certaine de la poésie : c'est un discours magique, c'est un discours incantatoire, cela procure une sorte d'extase qui a été comparée par certains des auteurs dont Rolland de Renéville à une extase mystique, mais aussi à des états psychologiques induits par certaines drogues. C'est curieux, mais c'est ainsi. Certaines drogues en stimulant les récepteurs de nos cellules cérébrales peuvent induire des états bizarres, mais la musique aussi, pas n'importe quelle musique bien entendu, et la poésie aussi.
Et puis, naturellement beaucoup se sont penchés non plus sur l'effet produit sur l'auditeur ou le lecteur mais sur l'état du poète quand il produit - c'est à dire sur l’inspiration ! Cette situation absolument étrange qui vous surprend de façon irrépressible et inopinée. Tous les grands poètes parlent du besoin qu'ils ont brusquement ressenti, qui était incontrôlable et inexplicable, de prendre une feuille de papier blanc et d'écrire des choses qui leur venaient comme ça... Des auteurs comme Baudelaire et Edgar Poe l'ont délibérément cherchée par l'alcool, d'autres par la méditation yogique. Rolland de Renéville s'explique là-dessus et d'autres l'avaient reçue comme un don durable, comme Rimbaud et puis il y avait aussi les poètes chez qui l'inspiration s'accompagnait d'états psychiques anormaux, comme Nerval par exemple.
Donc il y a quelque chose de bizarre qui s'empare des sens et de l'intelligence et du cerveau d'un poète quand il a envie d'écrire et c'est ce qu'on appelle l'inspiration et cela plonge le poète lui-même dans un univers habité par le rythme qui lui vient. Il ne réfléchit pas, il ne compte pas, mais cela lui vient par l'harmonie et aussi par la fulgurance des rapprochements métaphoriques qui défient la logique.
Ce qui est curieux c'est que cela induit aussi une émotion du même ordre chez le lecteur ou l'auditeur qui « sort de lui-même » quand il entend de la grande poésie. Parfois induisant des sentiments violents de plaisir esthétique, le besoin d'adhésion et l'émerveillement.
Qu'est-ce que cela signifie ? Comment cela se passe ? Je n'ai pas bien entendu trouvé de réponses claires à ces questions, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'établir un lien entre ces manifestations de la création poétique et du plaisir poétique et ce qui se passe dans le cerveau droit. Comment est-ce que j'en suis arrivé à ça ? Un jour j'ai dû sortir de ma spécialité, qui est comme on vous l'a dit la cancérologie, parce que j’avais envie de lire un livre et ne le trouvant pas, alors je l'ai écrit. C’était : «Cerveau droit, cerveau gauche, cultures et civilisations 1 ». Ça m'a pris deux ans, j'ai dû lire au moins quatre cents ouvrages, j'avais besoin de comprendre ce qui se passe de culture à culture.
Il se trouve que je suis allé souvent au Japon, d'une part pour des congrès mais aussi pour me faire terrasser au judo, parce qu'ils n'aiment pas les judokas qui ne sont pas japonais, et j'ai été frappé par cette civilisation extraordinaire, les fleurs (l'ikebana), les jardins etc... mais il y a quelque chose de tout à fait curieux et unique dans la culture japonaise ils ont deux systèmes d'écriture : les idéogrammes dérivés du chinois et puis un alphabet syllabique.
Or l'alphabet syllabique c'est le B.A. Ba, c'est ce qu'on apprend à l'école maternelle. Le B.A. Ba, est déchiffré par le cerveau gauche (je ne parle que des droitiers) où se situe en même temps la compréhension logique, la déduction, etc... mais l'idéogramme qui signifie non pas un son, mais une idée, eh bien il est saisi par le cerveau droit et de ce fait les écoliers japonais sont les seuls au monde qui sont élevés dans l'exercice de leurs deux hémisphères cérébraux. C'était l'une des choses qui m'a poussé à m'intéresser à ça et d'essayer de comprendre ce qui se passait, et alors j'ai découvert qu'il y avait des gens qui s’en étaient déjà préoccupés. En 1981 un prix Nobel de Physiologie et de Médecine a récompensé l'américain Sperry pour des travaux qui n'ont fait que se poursuivre depuis et que je vais vous résumer très rapidement :
Nos deux cerveaux, les deux hémisphères sont réunis par quelques centaines de milliers de fibres nerveuses qu'on appelle le corps calleux, par lesquels ils communiquent. Ils ne sont pas étrangers l'un à l'autre : ils communiquent. Aux Etats-Unis dans les années soixante, soixante-dix, on avait décidé de traiter les épilepsies dangereuses par une section du corps calleux qu'on appelle une commissurotomie, de façon que la crise d'épilepsie ne se propage pas à l'ensemble du cerveau.
Il y a eu quelques centaines de cas opérés, ça ne se fait plus nulle part, mais Sperry et ses collaborateurs ont étudié ce qui se passait chez les patients commissurotomisés et comment ils fonctionnaient. Et il avait trouvé un système très ingénieux qui permettait d'envoyer des informations sur un seul des deux hémisphères, sur un seul des champs visuels. On prenait un commissurotomisé, et on lui envoyait sur le cerveau droit l'image d'un objet, par exemple un marteau et on lui demandait ce que c'était. Et le cerveau gauche comprenait la question mais il répondait : « je ne sais pas... », parce que ça ne passait pas par le langage mais par une vision, le cerveau gauche ne savait pas de quoi il s'agissait.
Mais si on mettait des objets devant lui, il allait chercher le marteau pour le montrer. Le cerveau droit qui avait reçu l'information la captait et il savait de quoi il s'agissait, mais cela ne communiquait pas avec le cerveau gauche où siège la zone du langage.
Il a fait une autre expérience très jolie qui consistait en passant des diapositives sur le cerveau droit, les unes après les autres et en demandant à chaque fois ce que c'est, puis brusquement et sans prévenir il passait l'image d'une dame dans le plus simple appareil et il demandait ce que c'était et le patient répondait : « je ne sais pas » mais il rougissait et il toussotait ! Le cerveau droit savait parfaitement de quoi il s'agissait.
Nous voilà donc en plein dans la neuropsychiatrie, mais il faut que je vous dise que, maintenant on a des moyens d'investigations absolument extraordinaires et qui ne cessent de se développer d'année en année. On a mis au point des systèmes d'imagerie cérébrale fonctionnels qui sont tout à fait extraordinaires, et tels qu'on peut mesurer en permanence sur un écran les parties du cerveau qui travaillent. Il suffit de dire des mots ou de montrer des objets, et on voit ce qui se passe parce que ça « s'allume » par des tomographies par émission de positons ou de l'imagerie par résonance magnétique, enfin bref on connaît tout ça maintenant à la perfection. On savait déjà que nous avons trois « étages » et un cerveau reptilien ; le cerveau reptilien c'est la partie la plus profonde et la plus basse qui s'occupe des réactions et des conduites de survie, par exemple il comprend qu'il ne faut pas rester dans l'eau sans respirer, etc...
Et puis le cerveau limbique ou paléo-mammalien qui est arrivé au-dessus au cours de l'évolution et qui gère les émotions primaires : la peur et la fuite, ou l'agression.
Et puis les hémisphères cérébraux sont apparus par-dessus. Il y en a donc un droit et un gauche. Il n'y a pas de centre du langage chez le chimpanzé qui est notre cousin le plus proche. Soit dit en passant, la différence génétique entre homo sapiens sapiens et un chimpanzé est de 1,7 %, c'est à dire rien du tout mais dans ce 1,7 %, il y a entre autres la science et l'art, la métaphysique et la poésie bien entendu, la philosophie, etc...
Donc le centre du langage a trouvé sa place dans l'hémisphère gauche chez les droitiers qui sont 85 %, 90 %, de la population. Je vous explique pourquoi en une minute. Nos ancêtres, qui bataillaient tout le temps pour leur survie ou leur nourriture, se protégeaient le cœur avec la main gauche en tenant un bouclier et ils maniaient la lance ou l'épée avec la main droite. Et donc cela s'est transmis héréditairement et nous sommes préférentiellement droitiers.
Broca ce médecin français du XIXème siècle, avait déjà perçu que c'est inversé : quand il y a une lésion du cerveau gauche, il y a une paralysie du côté droit parce que la commande des muscles est croisée. Mais il y a aussi aphasie, c'est-à-dire que les gens ne peuvent pas parler. Est-ce qu'ils comprennent est-ce qu'ils savent ? On ne sait pas très bien, c'est mal connu. Mais il y a quelque chose qui figure dans l'histoire... et en particulier dans l'histoire de la musique : Ravel a été frappé d'une hémiplégie droite avec aphasie par une lésion du cerveau gauche. Quand on lui jouait de la musique et qu'on lui demandait ce que c'était, il disait : « Je ne sais pas... » mais quand il y avait une fausse note : il tressautait ! Parce que son cerveau droit avait parfaitement à la fois la connaissance et la mémoire de la musique.
Donc, le cerveau gauche c'est celui du vocabulaire mais aussi des nuances lexicales et syntaxiques sans lesquelles on ne peut communiquer, sans lesquelles on ne peut pas connaître autrui ni même se connaître soi-même, mais il opère dans ce que les spécialistes appellent le registre « dénotatif ». Le cerveau droit, c'est le registre « connotatif », c'est la saisie globale, brusquement, de la musique et du rythme, mais aussi justement des métaphores, des perceptions synthétiques, l'intuition. On a pu vérifier que ce qu'on dit communément est parfaitement exact, à savoir que les femmes ont plus d'intuition que les hommes. Les statistiques de ce point de vue sont absolument sans appel. (Sourires !)
Quand on injecte du fluorodioxyglucose (passez-moi le terme !), qui diffuse dans les parties du cerveau qui se mettent à fonctionner, quand elles traitent une métaphore c'est le cerveau droit qui « s'allume », tandis que pour un raisonnement logique, c'est le cerveau gauche.
Ce qui m'amène d'ailleurs à vous dire un mot des mathématiques. Les mathématiques c'est deux choses : c'est le cerveau gauche pour le raisonnement difficile, complexe et qui aboutit à une démonstration. Mais la découverte mathématique, c'est le cerveau droit, l'intuition.
Un jour Henri Poincaré était dans la gare de Coutances, où il doit prendre le train pour revenir à Paris et, en montant dans son wagon, sur les deux marches, il découvre quelque chose d'extraordinaire à propos des fonctions fuchsiennes. On a vérifié après qu'il aurait fallu un colloque d'une demi-douzaine d'heures avec beaucoup de spécialistes pour « rattraper » par le raisonnement ce qu'il avait conçu d'un seul coup.
C'est la même chose pour Newton et la pomme : brusquement il réalise l'existence d'un champ de gravitation terrestre en voyant tomber une pomme… Les scientifiques utilisent le raisonnement, mais pour les grands scientifiques qui créent quelque chose il y a aussi l’intervention du cerveau droit, l'intuition etc...
C'est aussi le plaisir esthétique, le rire explosif. Quand on vous dit une blague un peu drôle, vous n'avez pas le temps de remonter à la logique des choses, vous riez d'abord... et puis, il y a un autre phénomène qui se situe dans le cerveau droit, c'est le... coup de foudre !
Tristan et Iseult ne se livrent pas à de longs raisonnements, ça les frappe ! Cela aussi c'est une manifestation du cerveau droit. La réalisation brusque et instantanée de quelque chose, d'une émotion, d'une similitude, d'une différence, bien...
On comprend donc que ça puisse être aussi, la réalisation intuitive brusque... C’est là aussi que se situe la perception de la transcendance, mais c'est aussi le siège du rêve. Quand nous rêvons, ce n'est pas la logique. D'ailleurs si vous vous rappelez certains de vos rêves il y a des juxtapositions brutales, c'est typiquement le cerveau droit.
Et l'émotion soulevée par l'audition d'un poème eh bien c'est aussi le cerveau droit...
Donc nous sommes là dans la neuropsychologie, et j'ai fini par en venir à mon sujet ! C'est le raisonnement mathématique, mais également le raisonnement logique, l'explication, qui passent par le centre du langage et notre cerveau gauche, tandis que le plaisir poétique, la communion avec un texte, et bien entendu l'inspiration pour écrire, passent par le cerveau droit : nous sommes deux !
Alors, comme je l'ai dit, il y a deux cent mille fibres qui relient les deux cerveaux et Sperry qui avait reçu le Prix Nobel pour ça, dans l'un de ses ouvrages dit : « ... mais à la fin qui est-ce qui commande ici ?... ».
Nous sommes les deux en permanence. Il faudrait faire des tomographies par émission de positons chez une population de poètes pour savoir exactement ce qui se passe... Là les statistiques nous manquent mais... d'ailleurs aussi chez des populations de musiciens, de peintres, enfin finalement tout ce qui est en autres choses « la Beauté, l'émotion provoquée par la beauté, quel que soit le « moyen » qu'ait choisi cette beauté, eh bien, cela excite notre cerveau droit et nous met dans une espèce de sensation de transe, etc…
Je n'ai plus beaucoup à vous dire mais quand même... quelques autres manifestations de ce qui se passe dans le cerveau droit pour que vous saisissiez ce que tout ça veut dire dans notre vie :
La communication « non verbale » : il a été calculé que lorsque des êtres communiquent ensemble, « parlent », hé bien 75 % des « signaux », sont des signaux non verbaux. Il y a ce que nous disons, mais il y a aussi les gestes qui accompagnent le langage, l'intonation, la prosodie du langage, la direction des regards, la position du corps : on s'incline en avant ou bien on se tient droit, on se rapproche ou on s'éloigne, tout ça on ne le fait pas « exprès », c'est inconscient, ce n'est pas connu du cerveau gauche parce que c'est fait avant que celui-ci ait le temps de réaliser, mais le cerveau droit de l'interlocuteur le perçoit immédiatement et réagit dans le même registre.
Par conséquent nous communiquons de façon logique et explicative par nos cerveaux gauches, mais nous communiquons essentiellement par nos cerveaux droits !
Les publicitaires le savent, et c'est comme cela qu’ils construisent leurs «trucs» sensés nous faire acheter tel dentifrice plutôt que tel autre.
On l'enseigne aux hommes politiques qui font des discours et qui ont appris que quand ils disent telle chose, il faut se rapprocher ou s'éloigner, s'incliner ou se redresser, mais ce qu'ils ne savent pas c'est que le cerveau droit des téléspectateurs devine immédiatement ce qui se passe... Donc, en effet, on peut se demander : «Qui commande ici ?..». Nous sommes « vécus» par les deux hémisphères.
Et puis comme je le disais, c'est extrêmement différent selon les cultures. On pourrait choisir des quantités d'exemples. Je vais quand même citer un auteur américain qui s'appelle Hall, et qui avait transcrit après la dernière guerre les résultats de ses investigations.
Il s'était rendu compte, par exemple, qu'on ne pouvait faire cohabiter dans un même bureau des allemands et des américains, parce que les américains ont besoin de sièges légers et mobiles et les allemands de sièges lourds et fixes. Et alors ils étaient tellement mal à l'aise mais ils ne savaient pas pourquoi, c'est lui qui petit à petit a découvert cela.
De même il raconte qu'il était dans une Jeep juste après le débarquement avec des soldats américains qui fonçaient sur Paris. Il était quatre heures du matin, quelque part dans la Beauce, et ils s'arrêtent brusquement parce qu'ils avaient senti l'odeur d'un four de boulanger et que c'est une odeur qui n'existait pas en Amérique. Ils se sont arrêtés et se sont regardés...
On pourrait citer de nombreux exemples : les différences culturelles, le sentiment d'appartenance, à une Nation, à une armée, à un groupe quelconque, sont liés au cerveau droit. Donc, on n’en finirait pas d'énumérer les situations ou c'est l'hémisphère droit qui est responsable de nos engagements, de nos jugements et de nos vies.
Le médecin va terminer par quelques prescriptions (rires...). Il est évidemment essentiel que nos deux cerveaux reçoivent, et reçoivent au moment de la vie où il le faut, c'est-à-dire dans l'enfance, l'éducation et les enseignements sans lesquels, à partir, disons de la puberté, ils ne pourront pas se développer correctement. Or déjà notre cerveau gauche n'est plus autant sollicité dans l’enfance aujourd'hui qu'il l'était par exemple dans la mienne. J’ai des souvenirs de mon école maternelle où cela se passait très différemment.
Mais le cerveau droit est complètement laissé en friche. Actuellement il est détruit entre autres par la télévision et par tout ce qui s'y affiche de laid ou qui n'a aucun sens. Alors qu'il serait indispensable d'apprendre aux enfants ce que c'est que la beauté d'un paysage, la beauté d'une peinture, la beauté d'une musique qui ne soit pas faite de rock et de rap qui les abrutit, etc…
Par conséquent, il est temps que nos cultures prennent conscience de la place importante dans nos vies du cerveau droit et que celui-ci reçoive l'éducation qui lui est indispensable pour « maturer ». Et par conséquent il faut que nous nous fassions les ambassadeurs de cette demande, de ce besoin et de sa formulation.
Et pour en terminer j'ajouterai un mot pour ceux d'entre vous qui écrivent de la poésie, eh bien... vous êtes des gens absolument indispensables parce que vous créez cette éducation du cerveau droit et donc je vous adjure de poursuivre !
Mesdames et messieurs, chers amis, je vous remercie de votre chaleureuse attention.
De très longs applaudissements ponctuent l'exposé de l'orateur...
« Cerveau gauche, cerveau droit, cultures et civilisations ». Ed Plon.
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Conférence du Professeur Lucien Israël
Annexe : questions et remerciements
(Questions et réponses rétablies d'après un enregistrement)
Les organisateurs remercient chaleureusement le conférencier qui a bien voulu bâtir cet exposé à notre usage. Et il ajoute qu'il a su nous donner le frisson en laissant entrevoir ce que serait notre civilisation si seul le cerveau gauche fonctionnait !
Puis il lui pose la première question :
Q – Quand nous sommes en « inspiration », j’identifierai trois phases :
Une première phase que je qualifierai « douloureuse », où nous éprouvons de la difficulté à « dire » ou à « écrire ».
Une troisième phase « heureuse » où l'on s'exprime avec allégresse, où l'on se libère de ce qu'on a à dire,
Et j'en viens à la question elle-même : pouvez-vous nous parler plus en détail de ce qui se passe durant la phase deux, où les choses naissent, s'ordonnent, s'agencent, et se composent en quelque sorte...
R – Personne ne sait... des gens ont essayé les drogues, de l'alcool, des postures de méditation etc... mais « heureusement » on ne sait pas le contrôler. Ça participe de la « nature ». C'est, soit dit en passant, comme le problème de la conscience de soi. Personne n'est en mesure de le définir. Pourquoi et comment sommes-nous conscients de « nous-mêmes » ? Et c'est ce qui est tout à fait extraordinaire : grâce au cerveau humain, la matière dont nous sommes faits est arrivée à la conscience d'elle-même ! C'est le seul exemple ici-bas, bien qu'on nous rebatte de temps à autre les oreilles avec la « culture » des chimpanzés... Ce qui est absurde !
Nous ne pouvons pas définir ce qu'est la conscience de nous-mêmes et nous ne pouvons non plus définir ce qu'est l'inspiration. Nous la «subissons». C'est pour ça que ça « grince » au début. Votre «première phase» arrive de façon inopinée, à des moments qui ne sont peut-être pas les plus souhaitables et qui peuvent être dérangeants, et nous n'avons pas forcément le papier et le crayon, et nous n'avons peut-être pas non plus « les mots », parce que les mots il faut tout de même aller les chercher dans le cerveau gauche, alors je n'ai pas de réponse à cette question, mais je me permettrai d'ajouter... heureusement !
Applaudissements, la parole est à la salle :
Q – Depuis que l'homme s'est redressé, et qu'il fait partie prenante de la « Nature », il a le sentiment du divin. Dans toutes les religions c'est général (sic). Alors je voudrais savoir si cela « est » cerveau gauche, ou droit ou du reptilien ?
R – Ah non, ce n'est pas du reptilien... les reptiles n'ont pas le sentiment de la transcendance... je ne crois pas ! D'après ce que nous en savons les primates non plus, ça apparaît dans le processus d'hominisation, ça n'a pas été étudié encore de façon claire, mais ma réaction serait de dire que cela se passe dans le cerveau droit. C'est un sentiment ce n'est pas une « explication » ni un « raisonnement ». On est en proie au « sentiment » du sacré, sentiment qui a existé même avant la naissance des religions « modernes », mais le sentiment qu'il y a « autre chose », que notre vie n'est qu'une partie de ce qui est ouvert au champ de savoir, c'est typiquement du « cerveau droit ». Et s'il y a un pari à faire je pense qu'on démontrera que c'est dans le cerveau droit que ça se passe.
Q – Si j'ai bien compris le cerveau gauche et droit sont interchangeables, chez les gauchers ou chez les droitiers...
R – Pas forcément... excusez-moi, un petit élément d'information : Il y a des gauchers qui sont totalement « inversés », qui ont le centre du langage à droite et qui se servent de leur main gauche, et puis il y a les demi-gauchers qui ont plutôt l'usage de la main gauche mais chez qui le centre du langage est aussi à gauche. Cela peut se vérifier par différents tests...
Q – (du même) je voulais donc vous poser la question, parce qu'on parle séparément des deux cerveaux, mais vous avez dit que quantités de liaisons existaient entre les deux et que quand on coupe ses liaisons ça produits des cas pathologiques, donc je voudrais savoir quelle est la nature de ces liaisons et comment ils communiquent ?
R – Eh bien, ils communiquent de façon anatomique par ce qu'on appelle le corps calleux. Ce sont des fibres nerveuses au nombre d'à peu près deux cent mille et qui relient les différents centres des deux hémisphères, de sorte que, en principe, du point de vue en tout cas de la neurophysiologie, chaque hémisphère est tenu informé de ce qui se passe dans l'autre, et c'est le jour où on coupe ces fibres qu'on constate les phénomènes dont j'ai parlé tout à l'heure, c'est la commissurotomie, alors là, quand il n'y a plus de communication, si on montre quelque chose à droite et qu'on demande à gauche : « Qu'est-ce que c'est ? il dit : je ne sais pas... ».
Q – Un auditeur, sans doute médecin, dans le fond de la salle fait un long préambule avant de poser sa question qui tourne autour des « recherches expérimentales », des « expérimentations » sur lesquelles le Professeur Israël se serait appuyé pour écrire son ouvrage « Cerveau gauche, cerveau droit, cultures et civilisations ».
(La qualité médiocre de l'enregistrement ne nous permet pas de rétablir ici l'intégralité de cette question.)
R – Quand vous utilisez le terme « expérimental », cela va un peu loin, parce que cela voudrait dire par exemple qu'on va créer une lésion dans le cerveau gauche ou dans le cerveau droit pour savoir « ce qui se passe », il n'est pas question qu'on le fasse, mais ce qui a été fait c'est d'étudier, en cas de lésion accidentelle ou tumorale etc…
Mais maintenant nous allons très au-delà, cela c'était la neurologie ou la neuropsychologie d'autrefois, aujourd'hui, avec l'imagerie cérébrale fonctionnelle, ce peut être véritablement de l'expérimentation en ce sens que l'on dit quelque chose, puis on observe la partie du cerveau qui se met à fonctionner. Parce qu'elle « s'allume », parce que comme elle consomme du glucose, comme vous le savez, eh bien le glucose radioactif qu'on a injecté va brusquement à tel endroit, donc, les chercheurs, mais je précise que ce n'est pas mon domaine, sont en train de constituer une cartographie à toute petite échelle du cerveau et on saura même probablement les différences liées à l'éducation, liées aux gènes etc... les connaissances dans ce domaine sont en train d'exploser. Mais ça n'est pas moi qui vous fournirai la bibliographie car je n'ai pas suivi cela de façon continue comme un scientifique.
Q – Vous avez parlé d'hémiplégie droite, mais que se passe-t-il en cas d'hémiplégie gauche ?
R – Je ne sais pas si cela a été étudié de façon vraiment systématique ne serait-ce que pour une série de raisons, vasculaires en particulier, les hémiplégies.) gauche sont nettement plus rares que les hémiplégies droites Mais en effet le langage persiste et la perception d'une logique persiste, cependant il y a des changements dans l'émotion, dans les réactions immédiates à un certain nombre d'évènements, le plaisir esthétique n'est plus ressenti, etc... et donc cette dichotomie est aussi bien perçue en cas de lésion droite que de lésion gauche.
Q – La première phase de l'inspiration n'est pas du tout douloureuse, je trouve ça très agréable... d'autre part je voudrais savoir est-ce que la crainte naît dans le cerveau droit ? Est-ce le fait que la (dextérité ?) soit dans le cerveau droit... est-ce de ce fait que quand on aime quelqu'un on le met à sa droite ?
R – Je ne sais pas. Pourquoi est-ce que depuis très longtemps on parle de « dextérité » et l'on dit que les malheurs sont quelque chose de « sinistre » c'est-à-dire du côté gauche ? Il faudrait savoir ce qui se passe de ce point de vue dans d'autres cultures, y compris dans des sociétés dites primitives, s'il y a la même relation entre la droite et la gauche — je ne suis pas en train de parler politique ! (rires) — Bon, je ne sais pas, c'est question intéressante mais à laquelle je n'ai pas de réponse.
En ce qui concerne la peur, eh bien il y a des peurs qui sont «déduites» de l'analyse logique d'une situation, et puis il y a les peurs instantanées, brutales, qui vous saisissent comme une métaphore et à chacune son cerveau... réaction de la salle... eh bien oui, nous sommes compliqués... rires...
À une affirmation inaudible (sur l'intuition ?) le conférencier répond :
Attention, vous êtes en train de me prendre pour un neurologue ! Ce que je ne suis pas, mais j'aurais tendance à penser que oui, parce que c'est instantané. C'est exactement ce que je disais du rire explosif, on n'a pas le temps de réfléchir, après on comprend pourquoi on a ri, par conséquent il est probable que l'intuition va plus vite.
(…)
Q – M Le Professeur vous nous avez parlé tout à l'heure de la nécessité d'une éducation, et on (pense ?)... Est-ce que cette éducation va s'exercer sur une sorte de matière vierge, l'intelligence de l'enfant, qui rappellerait en quelque sorte le mot de Rousseau connu de tous, que « l'homme est né libre.. etc.... » ou bien, est-ce qu’au sein des cultures et des civilisations, une partie de cette éducation n'est pas fournie de façon tout simplement héréditaire (?) et n'existerait-il donc pas une sorte d'empirisme organisateur pour opposer à Rousseau hé bien notre(..) artiste ?
R – Eh bien, vous ne posez pas une question simple... (rires). La capacité d'intelligence en tout cas est innée, elle dépend de notre matériel génétique mais nous n'avons pas encore isolé les gènes de l'intelligence. Cela dit il est clair qu'ils existent et qu'ils doivent se trouver dans le 1,7% qui nous différencie du chimpanzé ! Mais encore faut-il la solliciter, cette intelligence... l'intelligence analytique est sollicitée par le langage, et de ce point de vue je suis dans une situation délicate que je vais vous exposer :
À l'Institut je suis dans une Commission sur le « Développement durable », et sur le rôle de l'éducation dans ce développement durable et nous nous posons le problème de l'éducation en Afrique par exemple…
Or, dans un pays comme le Sénégal, dont nous avons reçu des Représentants, et on sait que le fait d'être Sénégalais peut conduire comme Léopold Sedar Senghor, au prix Nobel de Littérature... mais il a lu en français. Or, il y a une quantité de langues tribales et certaines d'entre elles ont un vocabulaire pauvre... qui est resté pauvre. Il y a une série de concepts qui ne sont pas véhiculés dans les tribus parce que par exemple ils dépendent de la science.
Donc le registre lexical des enfants est faible par rapport à une nation européenne prise au hasard et nous nous demandons si vis à vis d'une langue pauvre il ne vaudrait pas mieux les éduquer dans une langue à vocabulaire riche comme, soit le français pour l'Afrique anciennement francophone, soit l'Anglais pour l'Afrique anciennement anglophone. Est-ce qu'il est possible de leur faire atteindre un niveau d'éducation élevé avec un registre lexical faible ?
C'est peut-être possible, mais c'est une question que nous n'avons pas résolue et qui nous embarrasse.
En tout cas il est clair que pour développer l'intelligence d'un enfant il faut « l'intelligence » c'est-à-dire ce qui se passe dans le cerveau gauche, et il faut un registre lexical étendu... je vous donne un autre exemple : les esquimaux possèdent soixante mots pour décrire la neige… oui... alors que nous, nous pouvons dire qu'elle est poudreuse ou pas, et c'est à peu près tout. Par conséquent ils « voient» des choses et ils manipulent des concepts auxquels nous n'avons pas accès.
Il est donc important pour comprendre le monde, et pour se comprendre soi-même d'avoir un vocabulaire étendu.
Or, on ne l'acquiert plus suffisamment aujourd'hui dans les écoles, ne serait-ce que parce qu'on fabrique des illettrés. En France il y en a quinze pour cent au moins ! S'ils arrivent illettrés à l'âge de quatorze ou quinze ans, leur commerce avec la littérature c'est « râpé», ça n'aura pas lieu...
Par contre ce qui se passe dans le cerveau droit ne dépend que très partiellement de la langue et par conséquent on peut avoir un registre lexical faible et un registre d'émotions et de compréhension intuitive extrêmement élevé. Mais dans nos écoles en tout cas ce n'est pas sollicité non plus. Il faudrait que je prenne mon courage à deux mains et que j'écrive à notre nouveau Ministre de l'Education pour lui dire comment je verrais la modification des programmes. (Applaudissements nourris).
Q – D'où vient l'inspiration ? Pourquoi le besoin d'écrire ? Ceux qui n'écrivent pas sont-ils des « tarés » ? Alors qu'au contraire ils s'intéressent à ceux qui écrivent, vont à leur rencontre, propagent leurs idées et disent leurs poèmes...
R – Eh bien, écoutez... je ne pense pas que ce soient des « tarés » Heureusement qu'il y a plus de lecteurs de poésie ou de poètes, et d'admirateurs de peinture que de peintres, etc...(rires...), par quoi est habité un être qui brusquement à envie d'écrire ou de composer de la musique ? Je n'ai pas de réponse à cette question mais...
Le questionneur intervient :
Ce ne serait pas une maladie ?...
Non, non ! C'est peut-être l'inverse... c'est peut-être celui qui est habité par l'inspiration qui est une sorte de malade... (Rires dans l’assistance ...).
Q – À propos d’Arthur Rimbaud qui a écrit la couleur des voyelles, on a avancé qu'il était peut-être doué de synesthésie alors que pensez-vous de cet aspect de « visualisation », une couleur attribuée aux mots et aux lettres...
R – « A »noir, « E » blanc I rouge U verts O bleu, voyelles... ça je crois que ça date de l'école maternelle et l'abécédaire sur lequel on lui avait appris l'alphabet. C'est mon diagnostic. Ce n'était pas «une vision». Par contre si vous me demandez si Rimbaud était un « malade » alors probablement oui. L'histoire de sa vie après le démontre. Disons qu'il était « hors normes ».
Q – Dans ce que nous avons entendu je crois qu'il ressortait entre autres choses une sorte « d'émanation » du poétique... des arts et de la poésie... bien entendu, à travers la perception de la Beauté, et dans votre conférence si intéressante certaines choses rejoignaient des « topos » que je lisais hier d'un petit essai, du docteur Luce, ça s'appelle « L'Artiste », ce n'est pas très connu c 'est par nos éditions Descartes, et d'où ressortirait quelque chose comme ceci - je voudrais vous demander ce que vous en pensez : est-ce que le poétique ne serait pas une sorte de capacité à réagir aux « messages agressifs » auxquels nous avons tous à faire face depuis notre naissance ? Autrement dit est ce que le poète ne serait pas comme une sorte de « chaman » qui réussit à « calmer le jeu » pour lui et pour les autres par un langage « choisi » avec les mots choisis, plus purs que ceux que ceux dont la « tribu » use généralement ?
R – (rire du conférencier). C'est une jolie question. Je ne sais pas si j'ai la réponse. Est-ce que vraiment le poète, généralement « calme le jeu » ? Est-ce que de temps en temps il ne met pas « de l'huile sur le feu » ? Ce n'est pas seulement pour apaiser une agressivité : c'est une autre façon de voir... mais il y a une chose que je voudrais vous dire : en tout cas je ne voudrais pas donner l'impression que j'ai réponse à tout... vous me posez certaines questions pour lesquelles je n'ai pas les réponses... on peut causer, discuter, mais je ne peux pas dire : c'est ça ou c'est ça !
Q – J'ai deux points à évoquer : en tant que poète l'inspiration est un phénomène qui me trouble toujours intensément et indépendant de notre volonté, par contre j'ai remarqué que, plutôt qu'utiliser des drogues, la marche méditative est excellente et l'envie d'écrire arrive tout en marchant.
Ma deuxième question sur laquelle je souhaite votre avis concerne notre conception actuelle de la Beauté. Nous avons constaté que les publicitaires, pour les mannequins, les plus belles femmes, actuellement maltraitent le nombre d'or puisque la grandeur des jambes est disproportionnée... (La fin de la question est brouillée par le bruit de la salle qui rit). Voilà...
R – Je me demandais s'il y avait un rapport, dans la question, entre la marche et la longueur des jambes (rires...).
Je vais essayer de répondre : il est possible que d'une part le rythme de la marche, d'autre part le paysage qui défile devant nos yeux etc... arrivent à faire taire un petit peu le cerveau gauche. Je crois en tout cas qu'il y a une nécessité pour que le cerveau droit s'exprime sous forme d'inspiration ou autre, c'est que le cerveau gauche accepte de la «fermer un peu» de temps en temps.
Et il y a différents moyens pour y arriver et peut-être que la marche en est un.
Q – Y a-t-il des comparaisons vraiment confirmées entre l'inspiration et ce qu'on appelle l'extase ?
R – Non, il n'y a pas de confirmation. Cela viendra des études faites par la neuro imagerie. Il y a des proximités invoquées depuis très longtemps mais elles ne sont pas encore confirmées, pas prouvées du point de vue scientifique. Mon pari c'est que ce seront les mêmes zones qui « s’allumeront» dans l'extase mystique et dans l'inspiration poétique, mais... on verra...
Du même : Il y a le côté évident et absolu lorsque dans l'inspiration il y a progression... lente... constante ? (adjectif illisible).
R. — Pas forcément, il peut y avoir aussi, comme dans le rire brutal, la perception immédiate d'un rapport... enfin, c'est possible, c'est tout ce qu'on peut dire.
Q – Ne pensez-vous pas qu'il y a dans la vie, à part du mystère, chez l'individu, l'irresponsabilité ?
R – L'irresponsabilité ? Ha... sûrement... le mystère ? Nous ne savons que peu et du monde extérieur et de nous-mêmes. Nous progressons dans certains domaines mais je pense que l'existence du mystère ne sera pas abolie.
Je voudrais revenir sur quelque chose à quoi faisait allusion mon ami et confrère le docteur Amoroso qui a trait à l'inconscient et à la transmission non verbale.
Freud disait que l'inconscient c'était la mise de côté en quelque sorte volontaire, de choses que la morale réprouve par exemple. Soit dit en passant, il était venu devant la Société Médicale de Vienne, en disant que les névroses étaient dues aux attouchements que les bonnes faisait sur les jeunes enfants... et devant les éclats de rire il était revenu l'année d'après avec le complexe d’Œdipe.
Mais il est clair que les choses enregistrées par le cerveau droit, et notamment dans l'enfance, mais pas seulement, font partie de ce que nous appelons l'inconscient. Ça n'a pas été communiqué à l'autre hémisphère sous forme de langage mais ça nous a marqué et l'inconscient... c'est ça.
Mais c'est aussi la communication non verbale : Quand quelqu'un dit : « bien sûr je t'aime » la différence entre ce qu'on dit et le ton sur lequel on le dit est immédiatement enregistrée par le cerveau droit et donc « ça ne convient pas ».
Q – Du « chimpanzé » nous sommes passés à l'homme. Est-ce que dans des centaines de milliers d'années il viendra quelqu'un de plus intelligent, peut-être quelque chose « d'autre » qu'un homme ?
R – Est-ce qu'il y aura des mutations qui feront que l'intelligence humaine va encore se développer comme d'autres propriétés d'ailleurs ? C'est une question pour laquelle il faudrait une conférence entière, parce que demain matin, nous saurons de quoi est fait notre génome et quelles sont les fonctions de chacun ces gènes et comment ils interfèrent entre eux. Ce jour-là... il y a quelque temps on parlait de l'avenir de la médecine et j'ai dit que la médecine allait cesser d'être un art pour devenir une technique le jour où nous saurons tout ça, mais le problème que vous posez est finalement le suivant : est-ce que nous allons nous en remettre à une évolution dirigée par le hasard et est-ce que l'espèce humaine va s'empêcher de se modifier elle-même pour s'améliorer le jour où elle aura la clé de ça ? Peut-être pas. Peut-être que nous allons nous manipuler dans nos gènes pour devenir d'abord résistants à un certain nombre de maladies, pour multiplier par deux la longévité moyenne, pour être plus intelligents etc...
Q – Le cerveau ne fait-il pas l'objet d'une progression, vous connaissez les travaux de Julian Jaynes qui en a étudié le développement sur trois mille ans à peu près ? Qu'en pensez-vous ?
- Oui, même un peu plus, les deux cerveaux se sont mis à communiquer, ils ne communiquaient pas avant...