La maison de cet artiste qui a mis la poésie au cœur de ses nombreux talents, invite à un voyage à travers la littérature, le théâtre, le cinéma, la peinture…
Dès qu'on pousse la porte de la maison de Jean Cocteau à Milly-la-Forêt, on entre dans le monde des sortilèges. La proximité du château et de ses douves renforce l'impression de mystère. On y croise Orphée, la belle et la bête, le Potomac, un porteur de poésie. Cet ouvrage alterne textes et dessins et, constitue, selon l'auteur, la préface de son œuvre. On y retrouve le célèbre épigramme : « Ce que le public te reproche, cultive-le, c'est toi »
Né le 5 juillet 1889 (année de la Tour Eiffel) à Maisons Lafitte, Jean Cocteau baigne dès son plus jeune âge dans l'amour de l'art que lui transmet son grand-père paternel. Les greniers de la maison de son enfance à Paris regorgent de bustes grecs, de dessins d'Ingres, de tableaux de Delacroix, de monnaies antiques, de vases de Chypre. Son enfance est la genèse de toute son œuvre ainsi qu'une prédisposition au rêve. Il n'aura de cesse durant toute sa vie de mettre la poésie au cœur des arts majeurs : écriture, peinture, cinéma, théâtre...
En 1947, Jean Cocteau achète la maison de Milly-la-Forêt avec Jean Marais
« C’est la maison qui m’attendait. J’en habite le refuge, loin des sonnettes du Palais-Royal. Elle me donne l’exemple de l’absurde entêtement magnifique des végétaux. J’y retrouve les souvenirs de campagnes anciennes où je rêvais de Paris comme je rêvais plus tard, à Paris, de prendre la fuite. L’eau des douves et le soleil peignent sur les parois de ma chambre leurs faux marbres mobiles. Le printemps jubile partout. » L’âme de Cocteau transparaît au fil des quelque 500 dessins, sculptures, lettres, affiches, manuscrits et photos, rassemblés dans la maison-musée de Milly-la-Forêt.
Le poète
L'étoile de son destin littéraire émerge le 4 avril 1908 lorsqu'il rencontre Edouard de Max et tombe sous son charme. Celui-ci lui offre une scène pour la lecture de ses premiers poèmes publiés en 1909 dans un recueil "la lampe d'Aladin" dédié à sa mère. Il devient une des figures à la mode du Tout-Paris et des salons que fréquentent les Daudet, la comtesse de Noailles ou encore Marcel Proust.
A cette époque, les ballets russes conduits par Serge Diaghilev font leur entrée dans Paris. Jean Cocteau se damnerait pour travailler avec cet homme, précurseur du renouveau artistique qui lui lance le célèbre "étonnez-moi". Et Cocteau l'étonne quelques années plus tard avec le Potomac, une œuvre hybride, alternant dessins et textes, d’une liberté absolue de forme.
Au moment où la guerre fait rage entre surréalistes et écrivains, la rencontre avec Raymond Radiguet va être déterminante pour Jean Cocteau. En dépit de son jeune âge, il le considère comme son maître absolu et l'amène à réviser ses conceptions sur la poésie. Pour Jean Cocteau, "Miser sur le numéro Radiguet au plus fort du modernisme poétique, au temps de l'écriture automatique...c'était une fois de plus choisir la solitude, l'incompréhension,...Apprenez qu'un bon livre doit vous hérisser de points d'interrogation".
La guerre de 14/18 fait voler en éclats la civilisation occidentale et ramène le monde à l'âge des cavernes. Pour Jean Cocteau, il n'y a qu'une issue : l'engagement mais l'armée le réforme. Qu'à cela ne tienne, avec l'aide de Misia Sert, l'égérie de Mallarmé, il organise un convoi d'ambulances pour le front afin de rapatrier les nombreux blessés qu'on ne parvenait plus à évacuer. Pour cela il s'appuie sur le concours d'un jeune "imposteur" qui se prétend neveu du général Castelnau. On retrouve ces deux personnages hauts en couleur dans Thomas l'imposteur, sous les traits de Thomas de Fontenoy et de la princesse de Bormes.
Dans le discours du grand sommeil, il rend hommage aux fusiliers marins dont il a partagé le quotidien sur les rivages de la mer du Nord
... Car ici le silence est fait
avec tout, de la glaise, du plâtre,
du ciment, des branchages secs, de la tôle,
des planches, du sable, de l'osier,
du tabac, de l'ennui,des jeux de cartes.Silence du stéréoscope
de musée Grévin, de boule en verre
où il neige, de chloroforme d'aérostat.
Sans doute aurais-je aimé la guerre
Si j'étais resté parmi vous,
J'aurais laissé partir mon ange...
Adieu marins, natifs adorateurs du vent!
(Extrait de moi, Jean Cocteau, de Philippe de Miomandre)
A son retour à Paris, il fonde le journal "le mot" qui l'amène à rencontrer dans les cafés du Montparnasse tous les peintres avant-gardistes : Braque, Juan Gris, Derain, Kisling et bien sûr Picasso ainsi que la nouvelle génération de poètes : Apollinaire, Max Jacob, Blaise Cendrars. Son admiration pour Picasso se traduit par la publication d'une ode en 1923.
Cocteau entre au théâtre par le rideau rouge des robes du soir de sa mère en velours pourpre et par les programmes des spectacles qu'elle abandonnait sur la table de sa chambre. Le jeune adolescent reconstruit alors la pièce, le décor et les costumes. Cette passion ne quittera plus cet écrivain de théâtre. En témoigne la scénographie de sa maison de Milly-la-Forêt.
Sa chambre, son bureau, son salon reflètent la passion du poète pour les décors de théâtre et de cinéma
Son œuvre, au théâtre comme au cinéma, est marquée par la mythologie. Du train bleu aux chevaliers de la table ronde en passant par Orphée, Oedipe-roi, Cocteau collabore avec Coco Chanel pour les costumes et Picasso pour certains décors. Sa production est époustouflante et met en scène les monstres sacrés du théâtre et du cinéma comme Edwige Feuillère, Gérard Philippe et bien sûr Jean Marais, pour n'en citer que quelques-uns avec le célèbre film "la belle et la bête".
Le dessin traverse toute l’œuvre de Cocteau, caricatures dans les années 1900, fresques pour la villa Santo-Sospir de Saint-Jean-Cap-Ferrat pour les chapelles de Villefranche-sur-Mer et Milly-la-Forêt, en passant par les innombrables portraits de ses proches. Qu’il prépare un roman, une pièce ou un film, Cocteau ne cesse de dessiner, pour illustrer un récit, préparer une mise en scène… A ses yeux, l’écriture et le dessin ne forment qu’une seule activité.
L'artiste le plus photographié du XXème siècle tire sa révérence en 1963 emporté par une crise cardiaque dans sa maison de Milly-la-Forêt, le même jour que son amie Edith Piaf. Celui qui signait son nom d'une étoile rejoint Calliope et Polymnie après 74 ans d’une course effrénée, en quête d’amour, de magie et de poésie. Il repose dans la chapelle de Milly-la-Forêt avec pour tout épitaphe : je veille sur vous
En 1947, l’artiste écrivait dans La Difficulté d’être : « J’ai de naissance une cargaison mal arrimée. Je n’ai jamais été d’aplomb. Voilà mon bilan si je me prospecte. Et, dans cet état lamentable, au lieu de garder la chambre, j’ai bourlingué partout. Depuis l’âge de quinze ans, je n’ai pas arrêté une minute"
Mireille HEROS
Ce que m’a dit la minute (1909)
La minute m’a dit :
« Presse-moi dans ta main ;
Tu ne sais aujourd’hui si tu seras demain ;Ainsi prends tout le suc qui m’enfle comme une outre,
Ne tourne pas la tête et ne passe pas outre,
Vis-moi !…dans un instant, je serai du passé !
Mais tu ne sais peut-être au juste ce que c’est
Qu’éteindre dans ses bras la minute qui passe,
Si tu comprends la splendeur grave de l’espaceQui te laissait jadis indifférent et froid, Si tu sais accepter la douleur sans effroi,
Si tu sais jouir d’un très subtil parfum de rose,
Si pour toi le couchant est une apothéose,
Si tu pleures d’amour, si tu sais voir le beau
Alors suis sans trembler la route du tombeau.Tu vivras de chansons, de splendeurs, de murmures, Le chemin n’est plus long si l’on cueille ses mûres,
Et je suis près de toi la mûre du chemin ! »La minute m’a dit : « Presse-moi dans ta main. »Fais braire la cigale en haut du pin, fais-moi sentir le four à pain.
Soleil, je t’adore comme les sauvages, à plat ventre sur le rivage.
Soleil, tu vernis tes chromos, tes paniers de fruits, tes animaux.
Fais-moi le corps tanné, salé ; fais ma grande douleur s’en aller.
Le nègre, dont brillent les dents, est noir dehors, rose dedans.
Moi je suis noir dedans et rose dehors, fais la métamorphose.
Change-moi d’odeur, de couleur, comme tu as changé Hyacinthe en fleur.
Fais braire la cigale en haut du pin, fais-moi sentir le four à pain.
L’arbre à midi rempli de nuit la répand le soir à côté de lui.
Fais-moi répandre mes mauvais rêves, soleil, boa d’Adam et d’Eve.
Fais-moi un peu m’habituer, à ce que mon pauvre ami Jean soit tué.
Loterie, étage tes lots de vases, de boules, de couteaux.
Tu déballes ta pacotille sur les fauves, sur les Antilles.
Chez nous, sors ce que tu as de mieux, pour ne pas abîmer nos yeux.
Baraque de la Goulue, manège en velours, en miroirs, en arpèges.
Arrache mon mal, tire fort, charlatan au carrosse d’or.
Ce que j’ai chaud ! C’est qu’il est midi. Je ne sais plus bien ce que je dis.
Je n’ai plus mon ombre autour de moi soleil ! ménagerie des mois.
Soleil, Buffalo Bill, Barnum, tu grises mieux que l’opium.
Tu es un clown, un toréador, tu as des chaînes de montre en or.
Tu es un nègre bleu qui boxe les équateurs, les équinoxes.
Soleil, je supporte tes coups ; tes gros coups de poing sur mon cou.
C’est encore toi que je préfère, soleil, délicieux enfer.